Elena, comme les autres femmes ou mères de disparus, avait dû se résigner à l’arbitraire : les militaires frappaient quand et où ils le désiraient, rejetant les demandes d’ habeas corpus comme autant de sarcasmes au visage humilié des plaignants.
Elles étaient des dizaines, tous les jours, devant chaque commissariat de quartier, à demander des nouvelles de leurs proches ; Elena Calderón s’était mêlée à ces femmes rongées d’angoisse, des femmes d’ouvriers pour la plupart, dont les enfants avaient été enlevés par des forces de police roulant sans plaque ni identité. À leur contact, Elena découvrit avec effarement la condition de ses compatriotes, dont certaines sortaient seules dehors pour la première fois de leur vie. Réduites à l’entretien des maisons et des enfants, ces femmes ne savaient rien. La politique ne les concernait pas — du moins avaient-elles fini par le croire —, toutes notions de droit leur étaient étrangères, peu lisaient ou alors elles tombaient par hasard sur La Nación, porte-parole du Processus. Des femmes qui surtout ne comprenaient pas ce qui leur arrivait : « ils » avaient dû faire une erreur…
Ces mères restaient des heures prostrées, impuissantes, l’insomnie au bout du désespoir. Les autorités leur riaient au nez : « Votre fils a dû fuguer avec une nana ! », « Encore un règlement de comptes entre terroristes ! ». Les plus chanceuses recevaient un cercueil renfermant la dépouille de leur fils ou de leur mari, avec des militaires armés pour en interdire l’ouverture — on aurait alors vu les traces de tortures, ou que le cercueil était vide…
Les femmes décidèrent d’entrer en résistance.
Elles n’étaient que quatorze lors de la première réunion autour de l’obélisque, Plaza de Mayo , le 30 avril 1977. Il n’existait pas de lieu plus surveillé en Argentine : la place de Mai était le centre du pouvoir militaire, le lieu symbolique de la mémoire politique du pays, situé entre le Cabildo, siège de l’ancien gouvernement colonial espagnol, et la Casa Rosada qui avait vu passer tous les gouvernants depuis l’éviction du dernier vice-roi d’Espagne en 1810 et la proclamation de la République.
Les femmes s’étaient réunies devant l’obélisque, un lange de bébé sur la tête, le pañuelo , comme symbole de leurs enfants volés. Défiant ouvertement le pouvoir, les Mères réclamaient l’« apparition en vie » de leurs proches, refusant le deuil sur ce principe : les enfants étaient partis vivants et, aussi longtemps que les tortionnaires n’auraient pas avoué leurs crimes, ces « disparus » resteraient vivants. La police avait vite menacé, puis ordonné la dispersion, mais les Mères, se tenant par les coudes, s’étaient mises à circuler autour de la place, au sens propre et inverse des aiguilles d’une montre, par ultime défi. Des « folles », avait raillé le pouvoir.
Mais elles revenaient. Chaque jeudi…
On leur avait envoyé les chiens, les charges de la police montée, on avait procédé à des arrestations en bande : les Mères de la place de Mai revenaient après chaque dispersion, reformaient les rangs, bientôt gonflés par leurs sœurs, leurs filles, leurs amis. Elles se mirent à ficher les agresseurs, à interroger les rares détenus libérés, glanant quantité d’informations payées au prix fort : lâchées par le haut clergé de l’Église, infiltrées puis trahies par Astiz (un militaire si féroce que ses collègues l’avaient surnommé par antiphrase l’« ange blond »), accablées par l’enlèvement et la disparition de trois Mères fondatrices et des deux sœurs françaises qui les soutenaient, les vieilles femmes continuaient de tourner, chaque jeudi, devant la Casa Rosada, pour réclamer justice.
La chute de la dictature n’avait pas calmé longtemps leur ardeur. Aux lois de « pacification nationale » établies par les militaires, Alfonsín, le nouveau président élu au suffrage universel, avait d’abord répondu en abrogeant l’amnistie, provoquant l’inculpation des principaux généraux et la mise en retraite anticipée d’une moitié des officiers, tout en condamnant les violences de l’armée révolutionnaire du peuple et des Montoneros , dont le chef fut arrêté. Une théorie « des deux démons » qui s’avéra fatale : l’armée menaçant de soulever les casernes, Alfonsín se rétracta, annonça que les délits de violation des Droits de l’Homme seraient jugés par les tribunaux militaires, abrogeant la clause de « devoir d’obéissance » qui, hormis les « cas d’atrocités avérées », déchargeait de facto les exécutants.
Une Commission pour les disparus, la CONADEP, fut mise en place mais celle-ci avait davantage pour vocation de donner un certificat de décès pour les personnes enlevées que de juger les coupables. La loi du « Point final » ne donna bientôt plus que soixante jours aux plaignants pour inculper les membres des forces armées incriminés, avant que Menem n’enfonçât le clou en décrétant l’ indulto , le pardon… Après quinze ans de procédures, Videla, Galtieri, Viola, Massera, les principaux généraux, s’en tiraient avec quelques années de détention dans des prisons aménagées, les pilleurs, les tortionnaires et leurs complices, tous ceux qui n’avaient pas le grade de colonel, étaient blanchis.
Une insulte pour les Mères et les Grands-Mères de la place de Mai, plus que jamais inflexibles. Pas d’exhumations des ossements sans enquête ni jugement des coupables, pas d’hommage posthume ou d’indemnités pour effacer l’ardoise, pas de réconciliation avec l’Église.
Iglesia ! Bassura !
Vos sos la dictatura [7] « Église ! Ordure ! Tu es la dictature ! »
!
Les Grands-Mères se battraient jusqu’à leur dernier souffle, sans esprit de vengeance mais sans pardon, ni oubli. « Ils ont peut-être réussi à tuer nos maris et nos enfants, mais ils n’ont pas réussi à tuer notre amour », répétaient-elles.
Plus de trente ans étaient passés, Elena Calderón n’était plus la femme altière et distinguée qui distribuait des daiquiris aux réfugiés chiliens de passage à la maison, mais sa détermination n’avait pas pris une ride…
Un vent de bataille soufflait Plaza de Mayo ; Elena préparait l’étalage où elle distribuerait les derniers bulletins d’informations de l’association quand son fils apparut parmi les touristes en short écrasés de moiteur. Rubén portait une chemise prune faussement négligée sur un pantalon noir à la coupe impeccable, sa démarche était souple, alerte, comme si quelque chose en lui non plus ne vieillissait pas. Elena sourit de sa partialité : elle n’avait plus que son fils, qui lui rappelait tellement Daniel…
— Salut, maman.
— Bonjour, mon chéri !
Rubén étreignit sa mère, sentit son parfum léger et son cœur battre contre le sien avec une émotion particulière.
— Tu as l’air fatigué, dit-elle en souriant de le voir.
— Ça aurait pu être pire.
Elena vit alors l’horrible cicatrice rouge qui barrait son cou, les croûtes de sang enduites de pommade, et ses beaux yeux bleus se ternirent.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-elle.
— On a retrouvé un cadavre hier soir, dit-il, échoué sur une rive de la réserve écologique. Celui de Maria Victoria Campallo, la fille d’Eduardo, un ami du maire. Maria avait découvert qu’elle était un enfant de disparus. Elle a appelé Carlos à Página la semaine dernière pour régler ses comptes avec sa famille. Ça semble du moins plausible. Et on l’a assassinée avant qu’elle ne parle.
Elena oublia le cou blessé de son fils, ses bulletins d’informations, son pañuelo .
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