La confusion gagnait : les docks, Luz, le Niceto, le meilleur tutoyait le pire. Fallait-il en rire ou en pleurer ?
— Au fait, demanda Jana, tu connais le détective de la rue Perú ?
Paula resta un moment interdite au milieu des sculptures, chercha dans le fleuve tumultueux où nageaient ses souvenirs.
— Calderón ? Oui, oui, on se croise de temps en temps au marché. Pourquoi, renchérit-elle, tu penses à lui pour l’affaire de Luz ?
— Lui ou un autre.
— Lui c’est mieux.
— Pourquoi ?
— Il marche, on dirait un puma qui roule des épaules ! s’enthousiasma Paula.
Jana secoua sa tignasse, pleine de poussière — n’importe quoi.
— C’est qui, demanda-t-elle, un ancien flic ?
— Je sais pas, je crois qu’il recherche des disparus. J’ai jamais osé lui parler mais on m’a dit qu’il était en lien avec les Grands-Mères.
— Ah oui.
— C’est peut-être lui, la solution, fit Paula. Tu verrais ses yeux !
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est parce que tu ne les as pas vus ! Je ne sais pas quel âge il a, poursuivit-elle, mais il ne le fait pas ! (Elle vit l’heure sur sa montre en plastique.) Bon, il faut que je me dépêche ou je vais tout rater ! Mais c’est une bonne idée, le détective !
Le travesti se dandina vers la porte coulissante et soudain se rétracta.
— Il y a un problème, Jana, dit-elle en se retournant.
— Oui, quoi ?
— Comment on va faire pour le payer ? On n’a pas d’argent.
Jana haussa les épaules.
— Je vais me débrouiller… Va donc te faire une beauté.
— J’y cours !
Paula fila vers le jardin sans voir le regard sombre de la Mapuche.
*
Vega 5510, Palermo Hollywood. L’enseigne du Niceto Club clignotait derrière le pare-brise graisseux de la Ford. Paula ajusta sa perruque brune, inspecta pour la cinquième fois son visage poudré dans son miroir à l’effigie de Marilyn, rangea enfin la trousse de maquillage dans son sac en moumoute zébrée et se tourna vers son amie au volant.
— À part la dent pétée, tu me trouves comment ? demanda-t-elle dans un sourire.
Jana eut une moue de circonstance.
— Ça fait un peu tuning , autrement ça va.
Mais Paula n’y connaissait rien en voitures. Il était dix heures du soir, son visage scintillait sous le reflet des lampadaires, les noctambules riaient sur le trottoir mouillé de Palermo, écumant les bars et les restaurants du quartier avant l’ouverture des boîtes de nuit.
— Allez, vas-y ou tu vas fondre sur le siège, l’encouragea Jana.
— Tu as raison. En avant toute !
Paula sortit genoux serrés de son carrosse à trous, adressa un dernier signe amical à Jana par la vitre cassée et slaloma entre les flaques, son sac en peluche en guise de parapluie. La sculpteuse attendit qu’elle disparaisse par l’entrée des artistes pour filer vers San Telmo.
1030, rue Perú : la pluie battait le trottoir quand elle sonna à l’interphone.
L’obélisque, d’un blanc immaculé, se dressait fièrement avenida 9 de Julio . Pour quelques centavos, des gamins pieds nus jonglaient devant les voitures arrêtées au feu rouge : l’un d’eux, qui n’avait pas quatre ans, fit tomber une des deux boules de cirque devant le capot. Son grand frère, six ans, avait plus de pratique : trois balles voltigeaient dans l’air chargé de gaz d’échappement. Rubén donna deux pièces aux petits crasseux avant que le feu vert ne les fasse détaler comme des moineaux.
Deux millions de familles pauvres, un enfant sur cinq souffrant de malnutrition : Rubén salua la statue de Don Quichotte qui faisait la circulation au carrefour de la grande artère, remonta vers le Centro et ses immeubles aux terrasses grillagées — pillages, cambriolages, les souvenirs de la crise avaient laissé des traces… Une averse fouetta les devantures des magasins, chassant les types en costard vers les banques d’affaires qui repoussaient comme des champignons. Rubén ouvrit la vitre pour fumer, un œil vénéneux pour les types en cols blancs qui avaient ruiné le pays. Non loin de là, une poignée de manifestants portant drapeaux et revendications sociales bloquaient l’avenue Sarmiento, jonchée de tracts, ceinturés par une centaine de policiers casqués : canons à eau anti-émeutes, véhicules blindés, les flics d’élite de Torres ne badinaient pas avec l’intimidation. L’approche des élections, sans doute. Rubén contourna le cortège et roula jusqu’au Malba, le centre d’art contemporain.
La Recoleta était le quartier des ambassades, des propriétés privées, du vieil argent non soumis aux aléas du virtuel, des dorures républicaines. Les avenues étaient larges, propres, dégageant un parfum d’hôtels particuliers au style très européen, avec ses façades milanaises lézardées et son architecture séculaire. Rubén gara la voiture dans une rue perpendiculaire et marcha sous les grands palétuviers, dont les racines soulevaient le bitume : la famille Campallo habitait un peu plus loin, une bâtisse du début du XX een partie recouverte de lierre qu’on apercevait derrière les hauts feuillages.
Un endroit paisible après la furie du centre-ville, pour des gens de toute façon peu enclins à se mélanger. L’accès à la propriété était filtré par une grille noire aux pointes hérissées et une caméra de surveillance dernier cri : Rubén sonna à l’interphone, l’œil panoptique en ligne de mire.
On décrocha enfin. Une femme.
— Oui ?
— Bonjour, dit-il en se collant à l’interphone. Vous êtes madame Campallo ?
— Oui, répondit la voix métallique. Que voulez-vous ?
— Vous parler de votre fille, Maria Victoria. Je suis un ami.
— Elle n’est pas là… C’est à quel sujet ?
— Eh bien, justement, dit-il d’une voix affable. Personne n’a de nouvelles depuis des jours et je la cherche…
Un bref silence emplit les ondes.
— Comment ça, pas de nouvelles ? demanda sa mère.
— Vous en avez ?
— Eh bien, non. Qui êtes-vous ?
— Rubén, un ami.
— Je ne vous connais pas.
Il écrasa sa cigarette sur le trottoir.
— Madame Campallo : si j’étais vous, j’ouvrirais…
Il y eut un blanc dans l’interphone, l’écho lointain d’un doute qui sembla durer deux ou trois éternités, puis le clic d’ouverture de la grille.
Une allée de graviers blancs serpentait entre les plantes géantes du jardin. La résidence principale de l’homme d’affaires était une grande et belle maison blanche, véritable petit manoir au milieu d’un parc ombragé. Rubén respira l’arôme des fleurs, suivit la spirale des insectes qui sortaient avec l’éclaircie. La mère de Maria Victoria attendait sur le perron, les bras croisés sous un châle en cachemire bordeaux, des lunettes fumées aux montures criardes lui masquant la moitié du visage.
Belle femme, Isabel De Angelis aurait pu faire une carrière de miss s’il n’y avait eu cette particule qui l’empêchait de travailler. Eduardo l’avait cueillie à vingt ans comme une rose à peine éclose pour s’en faire une boutonnière et la gardait comme talisman d’un succès sans faille. Isabel Campallo avait les cheveux teints montés en chignon, une robe de marque sur des genoux tout en rotules et la mine sévère pour quelqu’un qui rentrait de vacances. De loin, la femme de l’homme d’affaires pouvait passer pour une de ces vieilles beautés bronzées sous Lexomil combattant l’anorexie à l’American Express, de près c’était deux lèvres pincées débordées par un rouge à lèvres orange et un air vertical chargé de tenir le monde à distance.
Un trentenaire joufflu en costume se dandinait à ses côtés.
Читать дальше