Des kilomètres d’angoisse. Enfin, le véhicule stoppa. On les tira de la banquette. L’obscurité se fit plus opaque derrière la cagoule quand on les poussa à coups de crosse vers un endroit plus frais. Interdit de parler, de bouger. Ils n’étaient pas seuls, Rubén le sentait dans les ondes : d’autres gens étaient retenus prisonniers, eux aussi effrayés. Une odeur de pneus, de cambouis. Il fallut qu’on arrache les cagoules pour que Rubén reprenne pied avec le réel. Une ampoule, qui les éblouit un instant, pendait au sous-sol d’un garage : ils étaient une douzaine sous la lumière crue, hommes et femmes confondus, à trembler comme des moutons devant les rires aigres des loups qui les cernaient. Des hommes jeunes pleins de morgue et de certitudes martiales, certains en tenue militaire, d’autres la chemise débraillée et le holster sous l’aisselle, mâchant leur chewing-gum bouche ouverte.
— Déshabillez-vous ! ordonna celui qui semblait être le chef.
Un coup de matraque eut raison des hésitations. On obéit, la peur au ventre. Leurs corps nus grelottèrent bientôt sur le ciment froid du garage Orletti. Elsa pleurait en silence, les pieds nus recroquevillés : celui qui ouvrait la bouche se ferait corriger à mort, ils l’avaient dit, alors elle pinçait ses lèvres roses en laissant échapper des geignements de souris. Ils riaient de les voir nus — c’était amusant. Rubén osait à peine lever les yeux. Sa sœur était la plus jeune, la plus apeurée aussi : il devinait sa silhouette à ses côtés, affreusement gênée de se retrouver nue devant tous ces gens, avec ses petits seins qui pointaient, sa toison de jeune adolescente qui lui valait des remarques déplacées. Mais on ne rit pas longtemps : l’officier à moustaches aboya des insultes, « Chien de Rouges », « Hippies », « Communistes ». Rubén ne savait pas ce qu’on allait leur faire, même s’il avait surpris ses parents à parler des enlèvements un soir, dans la cuisine… Il ne flancha pas. Pas encore. On les sépara, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, dans le plus grand tumulte : les coups se mirent à pleuvoir sous l’ampoule obscène du garage.
— Rubén ! Rubén !!!
C’est la dernière image qu’il avait de sa sœur : un bout de femme tordue de larmes qui l’implorait de ses grands yeux verts, tentant désespérément de croiser les cuisses sur son sexe pubère. Elsa qui l’appelait au secours et qu’on tirait brusquement en arrière pour l’emporter, au milieu des cris d’épouvante :
— RUBÉN !!!
Le rugissement des camions perçait depuis le balcon de la chambre. Rubén respira la robe qu’il serrait entre ses mains, sa préférée, la rouge orangé, avec le petit col noir : profondément. L’odeur s’était volatilisée depuis longtemps, il la sentait pourtant à volonté.
« Un disparu, c’est quelqu’un qui n’est pas là, et à qui on parle »…
Revenant de son exil à la campagne, Rubén avait trouvé les vêtements d’Elsa à leur place, soigneusement pliés dans le placard de sa chambre d’enfant. Leur mère n’y avait pas touché. Elle ne toucherait aucune affaire, stylo ou paire de chaussures, jusqu’à ce que son mari et sa fille « réapparaissent en vie », le slogan des Mères de la place de Mai. Mais ni Daniel ni Elsa n’étaient revenus. Ils ne reviendraient pas. Comme des milliers d’autres, ils resteraient à jamais des fantômes. Enfin, les années passant, Rubén avait proposé à sa mère de donner les vêtements de sa sœur aux nécessiteux — la ville n’en manquait pas et, même si par miracle Elsa revenait un jour, ses habits ne lui iraient plus, n’est-ce pas ? Elena avait accepté, de guerre lasse. Peut-être était-ce mieux ainsi… Mais Rubén avait menti à sa mère. Il n’avait pas donné les vêtements de sa sœur aux pauvres : il les avait transportés jusqu’à l’appartement de la rue Perú qu’il venait d’acheter, face au carrefour maudit de San Juan où on les avait enlevés un jour d’été 1978. Il avait rangé les affaires d’Elsa dans le placard de sa chambre, le Placard interdit, qu’il veillait toujours.
Toutes ses robes étaient là, pliées sur l’étagère du haut, la rouge orangé qui rappelait ses taches de rousseur et les autres, ses tee-shirts, ses shorts. Rubén dormait avec les restes de sa sœur, ses petits os tristes et le cahier d’écolier où il avait enfermé leur cauchemar.
Proie.
Ou charogne.
Rubén reposa la robe, ferma les yeux en souhaitant ne plus jamais les rouvrir.
— Mon petit coquelicot…
La pluie tombait quand elle sonna à l’interphone.
Jana était grande pour une Indienne, une femme svelte aux cheveux mi-longs aussi noirs que son regard, dont la tristesse ancestrale semblait dégouliner avec les gouttes de pluie sur le paillasson.
— Vous êtes Rubén Calderón ? dit-elle d’une voix éraillée.
— Oui…
Une Mapuche d’après ses yeux en amande. Elle portait un treillis sombre et moulant, une vieille paire de Doc au bout élimé, un blouson de toile à demi trempé qu’elle tenait à la main et un débardeur qui soulignait ses épaules rondes. Pas de soutien-gorge — pas besoin.
— On m’a dit que vous recherchiez des disparus, fit-elle. Le fils de la blanchisseuse, en bas de chez vous…
— Oui. Oui, entrez… (Rubén sortit de ses brumes, présenta le fauteuil club qui faisait l’ordinaire de ses visiteurs.) Asseyez-vous.
— Je m’appelle Jana, dit-elle. Je préfère rester debout.
La sculptrice fit un bref panoramique de l’agence — cuisine américaine, bibliothèque, bureau en capharnaüm avec lampe 1900 et des avis de recherches de disparus punaisés au mur, des témoins de procès enlevés, des dizaines de visages qui semblaient la regarder depuis leur tombeau sans sépulture. Jana se retourna vers le détective qui venait de refermer la porte blindée, reconnut le tableau au-dessus du canapé sixties — Les Ménines de Velázquez.
— C’est un original ? fit-elle d’un air badin.
Il sourit.
— Café ?
— Non.
— Autre chose ?
— Non, rien, merci.
Paula avait raison au sujet de Calderón — une pure élégance comparée à ses fripes, et deux yeux anthracite piqués de petites fleurs myosotis dont l’éclat bleu translucide la laissa sans voix. On aurait dit qu’il venait de pleurer…
— Je vous dérange peut-être ?
— Non, mentit-il. Je ne vous aurais pas fait monter.
Jana se détendit un peu.
— Calderón, c’est votre vrai nom : comme le poète ?
Le détective releva les sourcils.
— Vous connaissez ?
Jana haussa les épaules. La poésie noire de Daniel Calderón l’avait bercée dans les ténèbres — et leur avait tordu le cou. L’écrivain avait disparu pendant le Processus, comme Haroldo Conti, Rodolfo Walsh… Torturés, battus, liquidés.
Rubén n’avait pas envie de parler de son père.
— On peut savoir ce qui vous amène ?
Jana oublia les visages des morts sur le mur et les petites fleurs bleues qui envoyaient des signaux de détresse.
— Il y a eu un crime l’autre nuit sur le port de La Boca, répondit-elle. Le cadavre d’un homme retrouvé au pied de l’ancien transbordeur… Vous êtes au courant ?
— Oui, j’ai vu ça dans le journal.
— Vous avez de bons yeux, c’est presque passé inaperçu… (Rubén alluma une cigarette du paquet qui traînait sur la table basse, la laissa poursuivre.) La victime est un ami à nous, dit Jana. Luz, un travesti qui tapinait sur les docks. La police a tu l’info mais Luz a été torturée avant d’être jetée dans le port. On l’a émasculée, ajouta-t-elle, la voix plus grave. Je crois aussi qu’on l’a violée.
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