Isabel se tourna vers le perron, fit un geste pour se lever mais il la retint par le poignet.
— Vous mentez, insista Rubén. Pourquoi ?
— Cessez de me tourmenter. Je n’ai rien à vous dire. Lâchez-moi.
L’air du jardin était chargé d’électricité. Rubén resserra son étreinte, sans presque s’en rendre compte.
— Vous me faites mal !
— Vous mentez.
— Non !
— Dites-moi alors ce qui vous fait peur.
Isabel Campallo frémit en croisant le visage du détective qui la fixait méchamment. Envie de lui casser le poignet. De lui broyer les os.
— Vous, répondit-elle d’une voix tremblante. Vous…
*
Un camion fendit le crépuscule en hurlant. Rubén écrasa sa cigarette contre le rebord du balcon, sourd au larsen des roues sur les plaques métalliques. Sa chambre donnait sur le pont de l’autoroute aérienne qui balafrait le quartier, à l’angle de la rue Perú et de San Juan. Les camions furibonds y passaient jour et nuit en vomissant leur gasoil, mais Rubén n’entendait plus que les pleurs du bébé sous les piliers de béton, les mêmes depuis quinze jours…
Une famille vivait en contrebas, un couple de cartoneros et deux enfants pouilleux qui n’avaient pas connu de lit ni d’école. Juste ce pont. Deux ans déjà qu’ils en avaient fait leur abri, avec des ustensiles de cuisine, des bouteilles d’eau, des conserves, ce pauvre foutoir qui constituait leur trésor. Un bébé venait de naître, un bébé catastrophe, le troisième, langé avec les moyens du bord. Où la mère avait-elle accouché : dans la rue ? Ceux-là ne ramassaient pas seulement les cartons, ils vivaient parmi eux. Une famille entière, anonyme, recyclée elle aussi. Ils s’étaient construit une barricade, une coquille vide qu’ils refermaient derrière eux la nuit venue pour se protéger du froid, des chiens errants, des paumés ; ils en ressortaient le matin, raides d’un sommeil sans mémoire, tout de guenilles et sales, incapables de dire merci aux rares passants qui leur donnaient la pièce.
Ils étaient devenus cartons.
Rubén oscilla dans la brise humide, les pleurs du bébé comme des réminiscences obsédantes. Le temps passa, à reculons. Tous ces sanglots, ces cris d’enfants qui couraient au plafond, ces petits pas d’orphelins insouciants au-dessus de sa cellule… Une haine sourde lui comprimait le cœur. Les premières étoiles apparurent dans le ciel mauve. Rubén ravala sa salive, les jointures blêmes. Il n’y eut bientôt plus qu’un fantôme pendu au balcon, et ce bébé qui braillait dans la nuit…
— Il reviendra, papa ?
— Bien sûr, pourquoi tu dis ça ?
— L’étranger, c’est loin. Et puis, il raconte toujours des histoires…
— Ouais. C’est même sa spécialité.
Rubén souriait en tenant la main de sa petite sœur — il la trouvait marrante. Et fine mouche : à deux ans déjà Elsa parlait presque couramment, sans prendre ces intonations de princesse gnangnan qui en attendrissaient certains. Sa jeune sœur avait la langue bien pendue, comme Lucky, le grand chien noir qui les escortait sur le chemin de l’école.
— L’étranger, c’est fait pour en revenir, décréta Rubén pour la rassurer. Autrement ça devient chez nous.
Elsa avait levé la tête vers l’adolescent aux cheveux longs qui lui serrait la main — ce qu’il faisait vieux pour même pas quinze ans ! — sans bien comprendre ce qu’il venait de dire, mais bon, elle fit semblant.
Leur père était parti en France depuis trois semaines mais Rubén avait changé, comme si c’était désormais lui, l’homme de la famille. Comme s’il savait des choses qu’on ne lui avait pas dites, comme si elle était trop petite : douze ans, ce n’était quand même pas une mioche ! Elsa était persuadée que son frère lui cachait quelque chose : même leur mère, d’ordinaire si sereine, n’était plus la même.
— Tu crois qu’on sera obligés de partir ? demanda-t-elle. De quitter la maison ?
— Ça te dérangerait ?
Elsa avait agité ses petites nattes brunes.
— Non. Enfin, un peu…
Rubén sourit devant les taches de rousseur autour de son nez, stigmates de ses moustaches de chat. Elle entrait au collège, ne connaissait pas encore grand monde. Silences plombés dans les rues de Buenos Aires, menace diffuse, professeurs engoncés dans des blouses qui ne semblaient pas les leurs, comme si la craie sur le tableau pouvait les trahir : à part le chien Lucky (mais ils pouvaient l’emmener), Elsa n’aurait rien regretté s’ils devaient quitter l’Argentine. S’exiler. Beaucoup l’avaient fait.
— C’est comment la France ? demanda-t-elle.
Rubén avait haussé les épaules.
— Plein de fromages, il paraît.
Elle rit. C’était le but.
Le Mundial argentin était encore loin, quelques mois, la junte profiterait de l’événement pour resserrer le sentiment d’identité nationale, blouser les médias étrangers en poussant tout un peuple derrière son équipe de football : sous couvert de conférences, Daniel était parti en France organiser la résistance, dénoncer officieusement la supercherie de la Coupe du Monde auprès des journalistes qu’il serait amené à côtoyer ou des figures médiatiques qui avaient pris fait et cause pour leurs aspirations démocratiques. Il fallait gâcher la fête, retourner la situation à leur avantage. Rubén ne savait rien de tout ça. Les parents ne lui avaient rien dit, mais Daniel lui avait demandé de veiller sur sa sœur pendant son absence ; il serait l’homme de la situation…
C’était la fin de l’été, le soleil courait sur les flaques abandonnées par l’orage qui les ramenait de l’école. Elsa et Rubén marchaient main dans la main, Lucky chassait le trottoir comme si une armée d’os fuyait sous sa truffe, ils arrivaient devant le fleuriste à l’angle de Perú et de San Juan : le chien avait d’abord stoppé son pas avant de baisser les oreilles. Une voiture surgit soudain de nulle part, manquant de renverser les bouquets entreposés sur le trottoir, une Ford Falcon verte sans plaques qui bloqua la rue. Trois hommes en civil jaillirent aussitôt des portières, armes au poing. Rubén tira sa sœur en arrière mais une main s’abattit sur sa nuque. Rubén se protégea sans lâcher Elsa, qu’il entendait hurler près de lui.
— Rubén !!!
Ils essayaient de les séparer. Lucky mordit l’un des assaillants, qui se mit à jurer, jusqu’à ce qu’un homme dégaine l’arme sous son blouson de cuir et vide son chargeur, d’abord dans les reins du brave chien, avant de l’achever d’une balle dans l’œil. Accrochée à son frère, Elsa hurlait de terreur. Rubén tenta de se dégager, frappait au petit bonheur, sa sœur aussi donnait des coups de pied désespérés, en vain ; les hommes les jetèrent à terre en les couvrant d’insultes, les empoignèrent en vrillant une arme sur leur tempe, les tirèrent sans ménagement vers la Ford et les précipitèrent à l’arrière. Rubén ne résistait plus. Il voyait trouble. Tout s’était déroulé en quelques secondes et du sang coulait sur ses paupières.
Le regard effaré du fleuriste, le cadavre de Lucky sur le trottoir, les passants statues de pierre, l’arrière de la Ford Falcon, les sacs de toile de jute où on fourra leur tête, le noir oppressant, les pleurs étouffés de sa sœur à ses côtés, son corps tremblant pressé contre lui sur la banquette, les insultes encore, les menaces, le trajet : le temps s’était contracté.
— Rubén…
— La ferme, sale mioche !
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