Certains venaient parfois chez eux avec leurs grosses voitures, leurs costumes étriqués et leurs cravates. Ils discutaient avec son père werken , le messager de la communauté, Cacho, dont l’éloquence l’autorisait à parler au nom des autres. De son savoir-faire dépendait leur sort à tous. On comptait sur lui, car les problèmes se multipliaient. Cacho devenait plus sombre de jour en jour. Il n’avait pas parlé à ses enfants des expulsions qui frappaient la communauté, de leurs revendications pour garder leurs terres ancestrales — qu’ils continuent d’aller à l’école, fassent des études et deviennent avocats pour défendre les droits de leur peuple.
Personne ne se doutait de ce qui arriverait. Jana dormait dans son lit, avec sa sœur, quand les carabiniers avaient fracassé la porte de la maison. Des géants aux crânes de fer avaient fait irruption chez eux en hurlant comme des diables, armes au poing. Les filles s’étaient réveillées, terrorisées. Ils les avaient tirées hors du lit avant de les jeter dans les bras de leur mère, qui tremblait de peur dans la cuisine avec le reste de la famille. Ils les avaient insultés en castillan, cassant tout ou le peu qu’ils avaient, avec une frénésie féroce. Les crampons de leurs bottes projetant le mobilier contre le mur, leur carrure militaire, leurs voix de poutre qui s’écroulent sur vous, les insignes guerriers sur leurs uniformes, leurs casques : Jana était restée pétrifiée, hypnotisée par la fureur de leur violence.
Quand il n’y eut plus rien debout, quand tout fut mis en miettes, ils se mirent à battre son père, le messager, à coups de rangers et de matraque sur le crâne, la colonne vertébrale ; les carabiniers y allaient au défouloir, à plusieurs, gueulant pour s’encourager pendant que le werken mordait la poussière. Sa femme geignait comme le font les pumas devant le fusil du chasseur, écrasée par la peur, serrant ses filles contre sa chemise de nuit. Jana ne voyait qu’eux : les winka étaient laids, effrayants, hauts comme des grues détruisant tout sur leur passage, vociférant des insultes qu’à onze ans elle ne comprenait pas. Battu, gisant parmi les débris de la cuisine dévastée, son père ne protestait plus. Un filet de bave sanguinolente s’épanchait de ses lèvres éclatées. Les paupières closes, Cacho ne vit pas les hommes casqués écarter les enfants pour s’emparer de sa femme. Jana, elle, avait vu.
Elle avait vu le Mal, dans les yeux. Elle avait vu sa figure blanche et grimaçante, pupille contre pupille, et sa mère gémir de terreur quand ils avaient arraché sa chemise de nuit en riant, pour l’humilier.
Jana avait onze ans et depuis ses seins n’avaient plus poussé. Pas le moindre frémissement. Les jours, les mois, les années étaient passés mais sa poitrine était restée désespérément sèche, une terre aride, privée de vie, comme ses ancêtres chassés de leurs terres. Sa poitrine était devenue son tabou, sa douleur et sa honte. Une insulte suprême et cruelle à la féminité dont tous les hommes se gausseraient, des seins d’os, de terre brûlée, deux poissons crevés à la surface, des papillons épinglés, des seins qui n’avaient rien à donner, ou du lait de sang caillé, des seins sans femme et qui n’auraient jamais d’enfants : à onze ans, Jana s’était auto-amputée.
Elle n’en avait pas parlé, ne les montrait à personne, jamais, pas même à Paula. Le premier garçon avec qui elle avait fait l’amour n’avait pas posé de questions, les suivants ne pensaient qu’au sexe, Furlan à ses sculptures, aucun autre homme n’avait compté plus que le temps de se soulager… Jana écrasait ses maxillaires au volant de la Ford — elle croyait quoi, qu’elle allait amadouer Calderón avec ses sales petits monstres ?!
Les essuie-glaces ramaient sous l’orage. Vega 5510, Palermo Hollywood. Paula attendait devant le Niceto, à l’abri de la pluie, quand elle aperçut les phares de la guimbarde : le travesti fit claquer ses talons sur le trottoir, son sac zébré sur la tête pour protéger sa perruque, courut sans s’étaler sur les pavés, ouvrit la portière et fondit en sanglots dans les bras de Jana.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-elle bientôt. Ça s’est mal passé ?
Elle tentait de la calmer mais ses frêles épaules tressautaient sous son manteau perlé de pluie. Impossible de l’arrêter. Jana repoussa doucement sa copine, qui étalait son rimmel sur ses joues échaudées après l’entrevue de tout à l’heure.
— Alors ?
— Je… je suis prise pour la revue, hoqueta le travesti. Un désistement… J’ai vu le chorégraphe, Gelman. Il m’engage pour les trois dates à Buenos Aires… C’est… inespéré, Jana, tellement inespéré !
La Mapuche eut un rictus de joie bagarreuse devant les larmes du travesti : ce n’était pas trois spectacles dans une boîte à la mode qui allaient sortir Paula de l’ornière, des pipes dans les bagnoles et des dents déchaussées au hasard des mauvaises rencontres, mais les premiers pas étaient les plus difficiles, n’est-ce pas ?
— C’est formidable, ma vieille, je suis sûre que tu vas faire un malheur ! Allez, la rabroua-t-elle gentiment, arrête de pleurer, tu fous du rimmel partout !
La pluie tombait toujours sur le pare-brise étoilé de la Ford. Un bonheur confus l’étreignait, si fort qu’il fallut deux bonnes minutes à Paula pour reprendre ses esprits. Jana lui tendit le paquet de mouchoirs qui prenait la poussière sur le vide-poches, l’aida à sécher ses larmes.
— Merci, renifla-t-elle. Merci… Et toi, au fait ? lança le travesti, à peine remis de ses émotions. Le détective, ça a donné quoi ?
— Il m’a envoyé sur les roses, se rembrunit la sculptrice.
— Ooh…
— Ouais.
— Je suis déçue, s’attrista Paula. Il avait pourtant la tête d’un mec sympa.
— Tu vois, ça ne suffit pas.
Jana avait marché un quart d’heure sous l’orage avant de reprendre la voiture, pour se calmer — oui, elle s’était vraiment comportée comme la dernière des connes.
— Mais c’est pas grave, décréta-t-elle. On va se débrouiller sans lui.
— Ah ?
— La semaine prochaine la troupe aura quitté le Niceto et tu te retrouveras à la rue. Hors de question que tu traînes avec un tueur dans les environs. Luz a peut-être laissé des papiers dans son squat qui permettront de l’identifier : à partir de là, les flics seront obligés de prévenir sa famille et mener une enquête digne de ce nom. Tu sais où habite Luz, non ? Allons voir chez elle si on trouve quelque chose.
Un silence cosmétique passa dans l’habitacle.
— Dans le barrio ? déglutit Paula. En pleine nuit ?
— Ne t’en fais pas : à cette heure, il n’y a plus personne.
— Justement, si on nous attaque ?!
Sa grimace faisait trois fois le tour de sa bouche. Jana eut un rire bref qui leur fit un bien fou — elle aussi était à bout de nerfs.
*
La pauvreté s’était diluée dans le damier portègne. Contrairement aux bidonvilles du Gran Buenos Aires installés sur des décharges ou des zones inondables, les barrios formaient des poches au cœur même de la ville. Les gens qui s’y pressaient connaissaient des conditions de vie insoupçonnables dans l’imaginaire de la classe moyenne, sans équivalent sur le continent sud-américain. Expulsés du centre durant la dictature, réoccupant les espaces libres au retour de la démocratie, ils étaient aujourd’hui cent cinquante mille à vivre disséminés dans les barrios , manquant de tout — eau potable, éducation, médicaments. Analphabétisme, violence et délinquance complétaient le tableau d’une population pauvre qui, ici comme ailleurs, n’était pas à la noce.
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