— Qui êtes-vous ? lança-t-il au visiteur.
— J’imagine que vous êtes le frère de Maria Victoria ? renvoya Rubén.
Le ventre arrondi sous une chemise blanche sans cravate, Ray-Ban perchées sur un crâne dégarni, montre Porsche et mocassins rutilants, Rodolfo Campallo affichait l’embonpoint d’une réussite sans complexes.
— Rubén Calderón, dit-il en montrant sa plaque de détective.
— Je croyais que vous étiez un ami de Maria Victoria ? s’étonna sa mère.
Rodolfo jaugea le privé : des cheveux bruns trop longs, l’élégance faussement tranquille sous une veste de peau retournée noire, athlétique et arrogant malgré le vernis de classe, son air provocateur, ses yeux gris-bleu anthracite, tout l’agaçait chez lui.
— Que venez-vous faire ici ?
— C’est au sujet de votre sœur, répondit Rubén au pied des marches. Elle n’est pas chez elle et ne répond plus à son portable depuis trois jours : je pensais que ça pouvait vous intéresser…
Le cadet se renfrogna, mouché. Il y avait une table en teck à l’ombre d’un grand saule frémissant, l’écho d’un jardinier qui taillait les roses au sécateur au fond du parc ; Rubén se tourna vers Isabel Campallo, emmitouflée dans son châle.
— Vous préférez rester debout ? demanda-t-il avec prévenance.
— Non… Non…
D’un pas mécanique, la femme se dirigea vers le salon de jardin et, ignorant le regard de son fils, prit place sur un fauteuil avec la précaution d’un bouquet fané.
— Que savez-vous au sujet de ma fille ? s’enquit-elle depuis ses verres fumés.
— Peu de choses, l’endormit le détective. Vous avez vu Maria Victoria ces jours-ci ?
— Eh bien, non, pas récemment… Mon mari et moi étions en vacances à Mar del Plata, expliqua l’ex-star des rallyes de la haute bourgeoisie ; j’y suis restée tout le mois, mon mari une quinzaine de jours, et Maria Victoria n’est pas une fana du téléphone… Vous dites qu’elle ne donne plus de nouvelles ? s’inquiéta-t-elle.
Un christ en or pendait au creux de son vieux décolleté.
— Disons qu’elle est injoignable… Vous l’avez eue quand la dernière fois ?
— Eh bien… Je lui ai laissé un message il y a une dizaine de jours, dit-elle, mais vous savez comment sont les enfants, ils rappellent quand ils ont le temps. Je sais juste qu’elle comptait profiter des vacances pour travailler ses photos. C’est ce qu’elle fait d’ordinaire à cette époque de l’année…
Un soupir la vida de moitié. Rodolfo les avait rejoints sous le saule.
— Pour qui travaillez-vous ? demanda-t-il.
— Peu importe, répondit Rubén en se concentrant sur la mère de famille. Vous n’avez aucune idée de ce qui pourrait expliquer le silence de votre fille ?
Isabel secoua ses cheveux laqués, serrant son châle sous les bourrasques qui chantaient dans les arbres.
— Non, dit-elle, décontenancée. Non…
— Aucun voyage, rendez-vous ou événement particulier ?
— Non. Non… (Sa mémoire patinait sur une rivière aux chevaux pris dans la glace.) Pourquoi ? demanda l’aristocrate. Qu’est-ce qui se passe ?
— Maria Victoria attendait un enfant, annonça Rubén.
La mère et le fils eurent pour la première fois la même expression.
— Depuis trois mois, reprit-il. Vous n’étiez pas au courant visiblement…
Isabel rassembla ses nerfs sur le fauteuil de jardin.
— Non…
— D’où sortez-vous cette information ? s’interposa Rodolfo.
— D’après vous, pourquoi votre fille ne vous a rien dit ? poursuivit Rubén.
— Je ne sais pas, balbutia sa mère, ébranlée. Nous sommes une famille très catholique, Maria Victoria sait qu’un enfant en dehors des liens du mariage nous attristerait terriblement, mais… enfin, je ne comprends pas.
— Une idée du père ?
— Mon Dieu, non !
— Maria Victoria ne vous a présenté personne ? Jamais ?
— Non… Se marier n’est malheureusement pas une de ses préoccupations principales.
— L’arrivée d’un bébé a pu bouleverser sa vie, avança Rubén. Expliquer son silence ou sa fuite.
Rodolfo se dandinait sous le saule, exaspéré.
— Vous ne répondez pas aux questions qu’on vous pose, le recadra-t-il. Pour qui travaillez-vous ?!
— J’ai cru comprendre que Maria Victoria n’a pas toujours bien vécu son adolescence et les années qui ont suivi, le snoba Rubén. Elle s’est rebellée contre son milieu social ?
— Où voulez-vous en venir, monsieur Calderón ? se refroidit Isabel.
Il alluma une cigarette — quelque chose l’irritait chez ces gens, quelque chose qui n’avait rien à voir avec l’argent, le luxe ou quoi que ce soit d’ostentatoire.
— Maria Victoria ne s’est jamais engagée politiquement ? lança-t-il.
— Comment ça ?
— Contre votre mari et ses puissants amis, par exemple.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! s’emporta Rodolfo. Ma sœur n’a rien à voir avec une communiste !
Rubén eut un sourire mauvais — drôle comme certaines personnes pouvaient user des extrêmes pour justifier la véracité de leur point de vue. Porcinet commençait à l’agacer.
— Votre mari a bâti sa fortune pendant le Processus avant de surfer sur la crise, lâcha-t-il à l’intention d’Isabel. Maria Victoria a pu se poser des questions sur l’acquisition de cette richesse.
— Vous êtes là pour quoi, Calderón ? fulmina le cadet. Remuer la merde ?!
— C’est comme ça que vous considérez la vie de votre sœur ?
— Non, s’empourpra Rodolfo. Votre métier !
— Je crois savoir que le tien n’est pas mal non plus, mon gros, l’asticota-t-il. Animateur radio, c’est ça ? Conneries et rires à gogo. J’espère que tu as dit merci à ton papa…
Le cadet rosit, engoncé dans sa chemise blanche — comique de service dans l’émission matinale d’une radio privée appartenant effectivement à son père, le job de Rodolfo consistait à faire chier les gens au téléphone en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, coups de fil « pièges » la plupart du temps truqués qui amusaient on ne sait qui.
On n’entendit plus que le bruit des sécateurs parmi les rosiers et le bruissement du vent dans le saule qui les surplombait.
— Je ne passerai pas une seconde de plus en présence de cet individu, siffla Rodolfo à sa mère.
— Bonne idée, fiston, nota Rubén.
— Mets-le dehors, maman, ou j’appelle le service de sécurité.
— Oui.
Mais, pétrifiée derrière l’écran de ses lunettes, Isabel Campallo ne bougea pas. Rodolfo hésita une seconde : sa mère était bouleversée, cet oiseau de mauvais augure les provoquait, mais une peur diffuse le retenait de se charger de la besogne et son portable était resté dans la maison.
— J’appelle papa, dit-il sèchement, avant de tourner les talons.
Isabel serra le châle sur ses épaules faméliques, livide malgré la carotène et les vacances à la mer.
— Vous savez quelque chose, n’est-ce pas…
— Non. Non, mais mon fils a raison, se reprit Isabel. Je ne sais pas d’où vous tirez vos informations, mais je vous prie de vider les lieux. Sur-le-champ, ordonna-t-elle, retrouvant son statut dominant.
Rubén écrasa sa cigarette.
— Je cherche à savoir si votre fille est vivante : ça vous pose un problème ?
— Ça me rend folle d’inquiétude, si vous voulez tout savoir ! rétorqua Isabel.
— Vous savez quelque chose, la tança-t-il. Quelque chose que je ne sais pas…
Les flèches bleues de ses iris la traversaient de part en part.
— Non, dit-elle, agressée. Je ne sais rien et vous n’êtes pas le bienvenu chez nous. Partez, souffla-t-elle. Sur-le-champ !
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