Le séducteur fronça ses sourcils, criblant son front de rides épaisses.
— Vous couchez souvent ensemble ? demanda Rubén comme une évidence.
— À peu près chaque fois qu’on se croise, répondit Jo Prat sans ciller.
— La dernière fois fin novembre, à Rosario ?
— Possible. Si vous m’incluez parmi les géniteurs potentiels, sachez qu’en trente ans de tournées je dois être le père d’une bonne douzaine de lardons.
Rubén ralluma une cigarette, moins avenant.
— Ça vous émeut aux larmes, la paternité…
— Je n’ai jamais voulu d’enfants dont je ne pourrais pas m’occuper, expliqua Jo. Arrangez-vous avec le reste. Sans compter que Maria a pu coucher avec d’autres mecs à la même période.
— Elle est tombée enceinte fin novembre d’après les analyses, vous étiez ensemble cette semaine-là et vos portraits pendent au milieu de son loft. Désolé de vous l’apprendre, mais tout laisse croire que le bébé est de vous…
Les cernes du chanteur s’alourdirent un peu plus sous son maquillage.
— J’imagine qu’elle ne vous a rien dit pour éviter d’avoir à avorter clandestinement, au cas où vous insisteriez en ce sens, ajouta Rubén.
On n’avortait toujours pas légalement en Argentine. Jo Prat sortit de ses marécages.
— Vous croyez que le fait d’être enceinte a un rapport avec sa disparition ?
— Je ne sais pas.
Une sirène hurla dans la rue. La nouvelle laissait l’ex-star au milieu d’un champ de mines. Il resta un moment perplexe devant son thé froid. Les images se bousculaient dans sa tête : le sourire de Maria quand ils avaient baisé dans la chambre d’hôtel de Rosario, le champagne auquel elle avait à peine touché, lui sans préservatifs — comme d’habitude avec les femmes qu’il connaissait déjà —, son air doux et paisible sur l’oreiller quand ils s’étaient endormis, enlacés après l’amour… Maria savait-elle déjà, par quelque sortilège féminin, qu’elle portait un enfant de lui ? Comptait-elle le lui dire un jour ?
Le silence qui suivit la révélation rappelait la voix de Nick Cave dans les enceintes. Jo releva sa chevelure gominée.
— Vous savez quoi d’autre, Calderón ?
— Que le père de Maria Campallo finance la campagne de Torres, qu’elle a laissé un message à un journaliste d’opposition et qu’on n’a plus de nouvelles depuis. Pour le moment, c’est à peu près tout.
Le vampire blêmit à l’ombre du crépuscule qui filtrait par les persiennes. Même si Maria avait caché l’existence de cet enfant, même si elle ne cherchait en lui qu’un géniteur, c’est lui qu’elle avait choisi. Il ne pouvait pas la laisser comme ça, perdue dans la nature…
— Vous travaillez pour qui ? lança-t-il au détective.
— Personne.
— Vous croyez que Maria a disparu ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— C’est ce que je cherche à savoir…
Jo Prat hésita un moment. Puis il se leva, sans un mot, enjamba le chat blanc répandu sur le parquet et se dirigea vers le secrétaire près de l’entrée. Il fouilla dans un tiroir, revint vers Rubén, toujours prisonnier du banc japonais.
— Voici trente mille pesos, dit-il, l’œil noir. À titre d’avance… (Une enveloppe s’échoua sur la table basse.) Retrouvez-la, conclut le rocker. Elle et mon putain de gosse.
Un entrefilet dans les journaux du jour parlait d’un corps non identifié retrouvé la veille au pied du vieux transbordeur de La Boca : un homme d’une trentaine d’années. Rien de plus. Les actes de barbarie, la piste d’un crime sexuel, le genre de la victime, tous les détails sordides de l’affaire étaient passés sous silence.
Jana s’était levée tôt pour acheter la presse et avait appelé le commissariat de La Boca dans la foulée pour obtenir des explications : d’après le flic joint au téléphone, l’enquête suivait son cours. Impossible de connaître l’identité complète de la victime, de savoir si sa famille avait été avertie, si la police avait interrogé des témoins ou retrouvé le sac à main de Luz dans les environs. Jana avait insisté mais le flic au téléphone s’était énervé : si elle avait des révélations à faire, elle pouvait prendre rendez-vous avec le sergent Andretti, dans le cas contraire, il était inutile de rappeler…
Un vent de cathédrale soufflait sur les structures métalliques du hangar de Retiro. Il était dix heures du matin, Jana finissait son petit déjeuner, pensive, quand Paula fit coulisser la porte de l’atelier.
Le travesti portait une robe lait cru sur des collants noirs, un collier de perles opalines et un mur de maquillage défraîchi après sa tournée dans les clubs de la ville.
— Salut !
— Salut, Jana ! Déjà debout ?!
Ses talons crissèrent sur les particules de verre et de béton qui jonchaient le sol, stoppèrent devant la sculpture monumentale.
— Tu fais des travaux ? lança-t-elle pour déconner.
L’île de la Grande Tortue et ses territoires autochtones, pulvérisés par ses soins — son chef-d’œuvre. Jana laissa tomber :
— Tu veux une bière ?
Paula reluqua les restes du petit déjeuner sur le bar, des petits gâteaux au lait bon marché, l’ alfajor, dont les gamins raffolaient, tenta son va-tout.
— Tu n’as pas du café ?
La pluie se remit à tambouriner sur le toit. Jana partit vers la cuisine pendant que sa copine s’affalait sur les banquettes de 404 de l’« espace salon ». Elle avait écouté le message de Luz laissé sur le portable la nuit du meurtre : des mots brefs — « il faut que je te parle d’un truc super important », sans autre indice qu’une musique de fond, indéfinissable.
— Alors ? lança la Mapuche en tordant le cou d’une cafetière italienne.
— J’ai écumé tous les bars, les boîtes, les afters et les baisodromes du pays, souffla la désœuvrée. Personne n’a vu Luz, nulle part… Putain, je suis dégoûtée.
Paula inspecta son rimmel dans le miroir tiré de son sac, pas brillant non plus.
— Tiens, dit Jana en tendant une tasse de café noir à l’oiseau de nuit.
— Merci…
Jana s’installa avec elle sur les sièges de bagnole.
— Il était plus d’une heure quand Luz t’a laissé le message et il y avait de la musique : peut-être qu’elle n’est pas allée bosser ce soir-là.
— Elle me l’aurait dit.
— Sauf si elle avait une raison de te le cacher : un plan avec un type spécial par exemple, avança Jana.
— Qui aurait à voir avec ce « truc super important » ?
— Peut-être, oui.
Paula fit une moue mal poudrée.
— Si ce fameux type était le meurtrier, Luz n’aurait pas eu le temps de m’appeler pour me donner rendez-vous ; elle aurait demandé du secours, ou dit de quoi il retournait.
— Hum…
Jana élaborait des scénarios mais aucun ne lui convenait. Les flics de La Boca gardaient leurs informations sous le coude, sans doute pour ne pas alerter la presse à scandales, aussi minable ici qu’ailleurs, éviter de créer la psychose ou plus sûrement cacher leur grande incompétence — d’après Paula, il fallait que les coupables soient nuls au point de téléphoner avec les portables de leur victime pour que la police résolve une affaire…
— C’est qui d’habitude, les clients de Luz, demanda Jana, des dopés ?
— Aussi, oui. Des gens seuls le plus souvent.
— Elle se défonçait ?
Paula haussa ses épaules en serrant les genoux sur la banquette.
— Bof.
— Crack ? Coke ? Héro ?
— Non… Non. Une petite ligne de temps en temps. Mais elle ne se droguait pas.
— Comme Chet Baker, quoi.
— Quand même pas.
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