La suite avait été moins glorieuse : le groupe avait écumé les salles et les festivals pendant quatre ans sans prendre de vacances, supporté le stress, la promiscuité et la défonce, avant de sombrer dans les querelles d’ego et l’alcool. La colombienne et les paillettes des années Menem avaient fini de l’écœurer : clash, dépression, cure, Jo Prat avait traversé plusieurs déserts où il avait séché mille fois. Les désillusions et les coups venus de gens qui la veille le caressaient dans le sens du cuir l’avaient rendu taciturne, sombre et amer — « Du charbon à ciel ouvert », comme il disait dans ses chansons… Courageux ou téméraire, Jo Prat reprenait à cinquante ans une carrière solo avec un album et une tournée qui avait débuté en novembre, avant les festivals d’été.
Gurruchaga 3180, Palermo Hollywood. Les rues pavées étaient ombragées par des platanes aux troncs criblés de slogans amoureux. Jo habitait à deux cuadras de la Plaza Cortázar , réputée pour ses bars à bières, ses écrans géants et ses boutiques branchées hors de prix, une bâtisse blanche à deux étages avec balcon perché dans les feuillages d’un gommier.
Un peintre voltigeur harnaché à ses poulies repeignait les volets du petit immeuble voisin, sous les aboiements perçants d’un cabot ; Rubén croisa le visage accablé de l’ouvrier, shoota dans le clébard pour le faire détaler, jeta sa cigarette au fil du caniveau et s’engouffra dans le hall. Un escalier de marbre patiné menait à l’étage. Prévenu de sa visite, le chanteur ouvrit aussitôt.
Le dernier Grinderman passait dans le salon d’un appartement au design raffiné qui tranchait avec l’aspect lugubre du personnage : empâté, les yeux maquillés, vêtu d’un pantalon de cuir noir malgré la chaleur humide, Jo Prat eut un accueil plutôt froid.
— Vous n’avez pas une tête de privé, fit-il remarquer alors que Rubén pénétrait dans son antre.
— Vous vous attendiez à un type avec un chapeau et une flasque dans la poche ?
— Je ne bois plus que du thé vert, déclara l’ancien rocker. Vous en voulez ?
— Vamos…
Il y avait une Fender accrochée au mur, des estampes et une théière ouvragée fumante sur la table du salon japonais. Un chat angora blanc sorti d’un vieux Walt Disney sauta du fauteuil où il dominait la plaine et, intrigué par les bottines italiennes de l’étranger, les renifla avec une application de fauve professionnel.
— Ledzep, fit Jo Prat en guise de présentation.
L’animal se frotta au cuir comme s’il voulait en faire sortir un djinn, avant de se détendre un peu. Rubén rangea ses jambes sous le siège nippon tandis que le maître des lieux faisait le service. Un inhalateur traînait sur la table. Ventoline.
— Alors ? s’enquit le chanteur.
Rubén expliqua la situation, le coup de fil de Maria Victoria à Página 12 , le silence qui depuis entourait la photographe. Le visage de Jo Prat se rétracta à mesure qu’il parlait, ce qui n’arrangea pas son double menton.
Le chat faisait le forcing pour s’installer sur ses genoux mais Rubén tenait à peine assis.
— Vous l’avez vue, ou eue au téléphone dernièrement ? demanda-t-il, le visage plein de poils.
— Non, répondit Jo. Pourquoi, vous croyez qu’il lui est arrivé quelque chose ?
— C’est ce que je cherche à savoir… Je peux fumer ?
— Tant que vous ne m’envoyez pas votre poison dans la gueule…
Ledzep n’appréciait pas trop la cigarette, mais il resta concentré sur son objectif.
— Maria vous parlait d’elle, ou de ses problèmes ? continua Rubén.
— Pas vraiment… En tournée on se dit surtout des conneries. C’est ça ou le stress, ajouta le musicien, pragmatique.
— J’ai trouvé des anxiolytiques chez elle : Maria a des tendances dépressives ?
— Bah…
— Elle suit une thérapie ?
— Comme tous les gens ici, non ?
Buenos Aires ou le plus fort taux de psychanalystes au monde.
— Hum. Maria a quoi comme rapports avec ses parents ?
Jo haussa les épaules.
— Normaux…
— C’est-à-dire ?
— Elle les voit peu, d’après ce que j’ai compris.
— Vous savez pourquoi ?
— Ma foi non.
— Son père est une des plus grosses fortunes du pays, insinua Rubén.
— Justement, il n’y a pas de quoi se vanter, grinça le rebelle en resservant une tournée de thé vert.
— Maria a une raison de lui en vouloir ?
— À son père ? Bah, je sais que Maria a eu sa période grunge quand elle était ado, ou gothique, mais bon, pas de quoi se jeter d’un pont. Et puis, c’est l’âge où on s’oppose à ses parents : les siens sont peut-être pourris de fric mais Maria a trouvé avec la photo le chemin et les moyens de son indépendance, vis-à-vis de ses parents comme du reste du monde.
— Une solitaire ?
— Plutôt quelqu’un qui sait compartimenter sa vie : privée d’un côté, professionnelle de l’autre. C’est ce qui nous rapproche.
Au prix d’un âpre combat avec la pesanteur, Ledzep trouva l’équilibre sur les cuisses de Rubén. Le temps qu’il s’installe, ils en avaient pour une heure.
— Maria est engagée au niveau politique ? demanda le détective.
— Vous voulez dire à gauche ?
— Oui.
— Vous connaissez des artistes de droite ? railla Jo Prat.
— Personne n’est parfait, concéda Rubén en repoussant la queue angora qui l’empêchait de voir son interlocuteur. Et ça ne répond pas à ma question.
— Non, pas spécialement engagée. Juste dans ce qu’elle fait. C’est déjà bien, remarqua Jo en le prenant à témoin. Dites, Calderón, pourquoi vous n’interrogez pas directement ses parents ? S’il y a quelqu’un qui peut vous aider, c’est eux, il me semble ?
Ils rentraient aujourd’hui de Mar del Plata d’après Carlos, qui avait fini par contacter l’employée de maison. Rubén écrasa sa cigarette dans l’écuelle à sashimis sans déranger le chat.
— Vous habitez le même quartier que Maria et vous ne vous êtes pas vus depuis des semaines, avança-t-il.
— Je suis en tournée depuis le début de l’été, répliqua le chanteur. Je repasse chez moi entre deux séries de dates. De toute façon, on ne se voit pour ainsi dire jamais en dehors du boulot… Pourquoi vous me posez toutes ces questions ?
Ledzep faisant le mort, il fallut que Rubén l’hélitreuille jusqu’au parquet pour atteindre la poche de sa veste. Il actionna son BlackBerry et montra les clichés trouvés dans le loft de Maria.
— Ces photos ont été prises fin novembre, dit-il, lors de votre concert à Rosario. Vous en pensez quoi ?
Le chanteur fit la moue devant l’écran miniature, révélant des bajoues naissantes.
— Elles sont plutôt avantageuses, non ?
Vexé, Ledzep eut un regard hautain vers l’étranger.
— Maria Victoria ne vous a pas contacté depuis le tirage ? demanda Rubén.
— Je vous l’aurais dit.
— Sauf si vous avez quelque chose à cacher.
— J’ai assez à faire avec mon gras du bide, ironisa le rocker.
— J’ai trouvé de la marijuana et de la cocaïne dans sa table de nuit : elle se droguait ?
— Si baiser sous ecstasy vous pose un problème, c’est vous le problème. Maria n’était pas une junkie, assura Jo. Depuis le temps, je les repère à des kilomètres.
Sûr.
Rubén le fixait de ses yeux anthracite, de l’autre côté de la table.
— Je peux savoir pourquoi vous me regardez comme ça ?
— Parce que Maria Victoria est enceinte, annonça le détective à brûle-pourpoint.
Jo Prat marqua un temps d’arrêt.
— Enceinte ?
— De trois mois, d’après les analyses, confirma-t-il. Je ne suis pas fortiche en enfants, mais à mon avis Maria compte le garder.
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