Pendant plus d'un an, il a enchaîné les petits boulots sur les marchés ou ailleurs, dans l'espoir de glaner suffisamment d'argent pour repartir vers son éden occidental.
C'est là que sa vie a basculé.
C'est là qu'il est devenu un meurtrier.
Ça s'est passé si vite. Incroyablement vite. D'une seconde à l'autre, tout a changé.
Un peu trop d'alcool, un peu trop de colère. Une bagarre qui dégénère. Il veut se protéger, sort son arme blanche. Qui finit plantée dans l'abdomen de l'autre, sans qu'il sache vraiment comment.
Il a tué un homme, aussi jeune que lui. Sans véritable mobile.
Le voilà avec du sang sur les mains. Le voilà fuyant Bamako.
Il n'a jamais été inquiété pour ce crime. Ni soupçonné ni arrêté. Il n'a jamais payé. Si.
Il paie chaque jour. Car chaque minute, il y pense. Chaque minute, il affronte les yeux révulsés de sa victime agonisante, reçoit son dernier souffle en pleine figure.
Il avait une nouvelle raison de quitter sa terre natale, alors il a tenté sa chance une seconde fois. A vingt-deux ans, il est reparti à l'assaut de la France.
Le second voyage s'est éternisé. Mais il est arrivé. S'est installé à Montreuil, d'abord. Puis à Sarcelles.
Son rêve s'est étiolé, lentement. Effiloché sur les barbelés de la réalité.
Louer un studio dans un immeuble pourri pour une somme exorbitante, bosser sur les chantiers. Dans la crainte quotidienne de l'expulsion.
Mais, enfin, il a pu envoyer un peu d'argent à famille ; quelques nouvelles, aussi.
Six longues années en France, où il a réussi, cette fois, à échapper aux contrôles pourtant nombreux.
Les flics ont des comptes à rendre, un chiffre à faire ou un chiffre d'affaires… Des objectifs à atteindre. Que ça leur plaise ou non.
Alors, ils les traquent sans relâche.
Mais ils ont encore du pain sur la planche… !
Sarhaan s'est adapté tant bien que mal à sa nouvelle vie, si loin des rives du fleuve Sénégal. Si loin de la chaleur de son pays.
Finalement, le fast-food, c'est plutôt dégueu. Et le Nike, il n'a pas de quoi se les payer.
Il a juste un travail, un toit, quelques copains de la même couleur que lui. Pas si mal, quand on y réfléchit.
Il a découvert un bouquiniste sympa qui lui a filé un ou deux romans. Au début, Sarhaan a lu avec difficulté. Puis avec avidité, dévorant les livres les uns après les autres.
Une véritable boulimie. Un insatiable appétit. Ça le faisait voyager, ça lui changeait les idées. C'était beaucoup plus digeste que le fast-food… Beaucoup plus abordable que les Nike. Et puis, un jour, il a rencontré Salimata. La divine Salimata.
Une jeune Malienne, bardée de diplômes, docteur en biologie ; qui se tape le ménage dans un hypermarché de la banlieue parisienne. Envoyée par sa famille en France, pour rembourser ses coûteuses études.
Tout de suite, Sarhaan a compris que c'était elle.
Au début, il n'a pas osé poser ses mains sur elle.
Ses mains pleines de sang.
Alors c'est elle qui a posé ses mains sur lui…
Ils projetaient de vivre ensemble. De fonder une famille, au pays. Car ici, ils ne seraient jamais que des clandestins, des immigrés, des exclus.
Oui, ils avaient des projets. Maintenant, le seul projet de Sarhaan est de survivre. Là, dans cette forêt, pourchassé par une horde d'aliénés.
Sarhaan est persuadé que ce qui lui arrive n'est pas le fruit du hasard.
Il est ici parce qu'il a tué. Parce que ses mains sont maculées d'horreur.
Parce qu'il n'est qu'un meurtrier.
Parce qu'il ne méritait pas Salimata.
Il savait qu'un jour il paierait pour son crime, d'une façon ou d'une autre. Il se savait en sursis. Il avait envisagé beaucoup de punitions. Mais pas celle-là.
Allah fait preuve de beaucoup d'imagination, parfois.
Adieu, cher Mali.
Adieu, mes chères sœurs, mon cher père. Adieu, la France. Adieu, Salimata…
16 h 40
Les aboiements se font plus précis, pressants, présents.
Même pas des aboiements d'ailleurs ; lugubres complaintes qui résonnent, ricochent sur l'âme, à l'infini. Blessent, encore et encore.
Rémy s'arrête une fois de plus. Sarhaan, compatissant à son calvaire, lui accorde quelques secondes.
Mais quelques secondes, ça passe vite.
— Faut y aller, man…
— Fous-moi la paix ! hurle soudain Rémy.
Le Malien reste un instant sans voix. Le supplice, sans doute, aura rendu son compagnon agressif.
— Je sais que tu souffres, mais on ne peut pas rester là… Faut les semer et…
— Les semer ? ricane Rémy avec une âpre grimace. Comment ? Avec un hélico ? T'as un hélico, toi ?!… Non ? Alors ta gueule… !
Sarhaan serre les dents. Il shoote dans une vieille branche qui jonche le sol. Regarde le ciel, puis la terre, respire profondément, poings sur les hanches.
— Arrête de gueuler et viens, ordonne-t-il d'une voix posée.
— Non ! On n'est pas sur le bon chemin, t'as dit des conneries ! Tu dis que des conneries, de toute façon… !
Sarhaan soupire.
— On est passés par là ce matin… Je reconnais l'endroit.
— Tu reconnais que dalle, pauvre con ! Ce putain de manoir est à l'opposé si ça se trouve ! Et moi, je t'ai écouté, je t'ai suivi ! Avec ma guibole en sang… Faut jamais faire confiance aux mecs comme toi…
Cette fois le Black se rebiffe. Sa patience a des limites. Elle est d'ange, pourtant…
Il empoigne Rémy par son blouson, le plaque rudement contre le tronc d'arbre le plus proche.
— Me cherche pas ! Me pousse pas à bout ! Tu sais pas de quoi je suis capable !
— Non, je sais rien de toi ! De toute façon, tu mens comme tu respires… Lâche-moi, maintenant ! Enlève tes sales pattes !
Sarhaan se reprend, le libère ; ses yeux reflètent incompréhension, affliction. Désarroi et tristesse.
— T'as qu'à aller où tu veux ! vocifère Rémy d'un ton d'aliéné. Puisque t'es sûr que c'est par là, vas-y ! Allez, va !… Tu peux même aller te faire foutre si ça te chante ! Moi, je pars dans l'autre sens… J'ai plus envie d'écouter tes conneries ! Allez, dégage ! Barre-toi, je t'ai assez vu !
Sarhaan hésite. Il recule. L'homme blanc serait-il en train de devenir fou ? Apparemment, oui. Fou de douleur, de rage, de peur.
Il perd la raison. Tout simplement.
Trop de choses à supporter depuis le matin, sans doute.
— Je veux pas te laisser seul dans ton état… Viens avec moi, fais pas le con !
— J'ai pas besoin d'un type comme toi ! J'ai pas besoin de toi… Je m'en sortirai mieux sans toi ! Je m'en serais déjà sorti sans toi !
Soudain, le Malien le prend par le bras et essaie de l'entraîner de force. Mais Rémy ne l'entend pas ainsi. Il se débat, gigote, joue des poings, rugit.
— Lâche-moi, nom de Dieu !
— Merde ! s'écrie Sarhaan en laissant tomber. T'es devenu cinglé !
Impossible de le maîtriser. Un forcené.
— Allez, barre-toi ! Casse-toi, putain !
Le Black lui jette un dernier regard. Sans amertume, ni haine. Juste une blessure. Un adieu.
Quelques pas à reculons puis il tourne le dos et se remet à courir.
Alors que Sarhaan a presque disparu, Rémy sourit et murmure :
— Bonne chance, mon ami…
*
Roland Margon ne dit rien. Il se contente d'avancer, aussi vite qu'il peut, scrutant sans relâche les parages.
Derrière, Séverin suit, tant bien que mal.
Un peu plus loin, Hugues et Gilles ferment le cortège silencieux. Gilles, dont le visage porte les stigmates cuisants de son échec. Plus un nouvel hématome ; celui qui résulte de la rencontre entre sa mâchoire inférieure et le poing vengeur de Margon qui n'a pas digéré leur dernière mésaventure.
Читать дальше