KARINE GIÉBEL
D'ombre et de silence
Nouvelles
Partir sans lui dire au revoir.
Parce que je me sens incapable d’affronter ses larmes ou de retenir les miennes.
L’abandonner à son sort.
Parce que je n’ai plus le choix.
Quand je quitte la chambre où Hasret dort à poings fermés, je pleure en silence.
Hasret, c’est ma petite sœur. Elle a eu dix ans la semaine dernière.
Hasret, ça veut dire nostalgie …
Dans la chambre d’à côté dort Aslan, mon frère. Nous sommes nés le même jour, lui et moi. Le même jour, mais pas sous les mêmes auspices. Lui a eu la chance d’être un garçon.
Aslan, ça veut dire lion …
Je traverse le long couloir, mes chaussures à la main.
Surtout, ne pas faire de bruit. Ne pas réveiller mes parents ou mon frère.
Je tourne doucement la poignée de la porte, me retrouve sur le palier. J’enfile mes chaussures, me précipite dans l’escalier.
Neuf étages à descendre.
Une fois dehors, j’hésite. Pourtant, je ne devrais pas.
La nuit est froide, la cité déserte.
Mon sac pèse des tonnes alors qu’il ne contient pas grand-chose. Quelques vêtements, une paire de chaussures, deux livres, trois photos…
Je traverse le parking sans me retourner.
Si je marche vite, ils ne me rattraperont pas.
Je m’appelle Aleyna, j’ai dix-sept ans.
Aleyna, ça veut dire éclat de lumière .
Je suis née ici, à Mulhouse. J’ai grandi dans cette cité, je la connais par cœur. Pourtant, cette nuit, j’ai l’impression d’errer dans un décor aussi hostile qu’inconnu.
Il faut croire que les choses changent avec notre regard, nos peurs ou nos envies.
J’ai souvent détesté ma vie.
Je n’ai rien construit, à part un cimetière pour mes rêves.
Là au moins, on ne pourra pas me les voler.
Parfois, le soir, je leur rends visite dans leur dernière demeure et j’exhume les plus beaux, les plus fous. Ou les plus simples.
Rencontrer un homme. Séduisant, cultivé, drôle et gentil.
Tomber amoureuse. Éperdument. L’épouser si j’en ai envie. Ou simplement vivre avec lui dans un petit appartement qui serait seulement le nôtre.
Avoir des enfants, quand le moment sera venu.
Pouvoir parler à qui bon me semble, même aux garçons qui ne sont pas de ma famille. Pouvoir aller à la faculté pour choisir avec quelles armes je gagnerai mon indépendance.
Partir en vacances ailleurs qu’à Muradiye…
Muradiye, c’est dans l’est de la Turquie, au cœur de la province de Van. Mes parents sont originaires de là-bas.
Asil, mon père, est peintre en bâtiment. Gulsen, ma mère, ne quitte jamais la maison. Sauf pour faire les courses, évidemment. Ou rendre visite à ses cousines qui vivent dans l’immeuble d’à côté.
J’adore le français ; Zola, Voltaire, Dumas, Troyat, Camus, Sartre…
À la maison, il est interdit de parler français. Il faut parler turc.
Quand je sors du lycée, je dois rentrer directement. Pas le droit de passer du temps avec mes amies, de m’asseoir à la terrasse d’un café, de faire du shopping.
Pas le droit de rester seule avec un homme.
Le déshonneur s’abattrait alors sur ma famille.
Je suis sortie de la cité, je passe devant mon lycée endormi. Je ne le reverrai jamais, je le sais. Sinon, ça voudra dire que j’ai échoué.
Mes larmes ont séché, mon sac est de plus en plus lourd. Quelques lampadaires tentent d’éclairer ma fuite. Le froid me rappelle que je suis vivante et que je ne veux pas mourir.
C’est la semaine dernière que j’ai pris ma décision.
Quand mes parents m’ont annoncé qu’ils allaient me marier.
Il s’appelle Atif, il a trente-cinq ans. Il doit arriver en France le mois prochain. Je ne l’ai jamais vu, je ne sais même pas à quoi il ressemble.
De toute façon, je n’ai pas de consentement à donner. Lui non plus, d’ailleurs.
Mon avis n’a aucune importance, mes cris et mes pleurs n’ont rien changé.
La décision ne m’appartient pas, ma vie ne m’appartient plus.
Alors je m’enfuis.
L’an dernier, Nurayet, mon frère aîné, a épousé Oya, une Française d’origine turque. Eux non plus n’ont pas choisi de s’unir. Pourtant, ma belle-sœur semble résignée et, parfois, j’ai même l’impression qu’elle est heureuse. Elle est enceinte, accouchera dans trois mois.
Si l’appartement de mes parents avait été assez grand, Nurayet et sa femme se seraient installés chez nous, ainsi que le veut la tradition.
Ces fameuses traditions, qui nous ont suivis jusqu’ici.
Ces putains de traditions.
Que je porte comme un corset, qui m’étouffent chaque jour un peu plus.
Pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? Celles et ceux qui n’ont pas l’air de souffrir de ces carcans, qui semblent même se rassurer de ces lois ancestrales.
Pourquoi cette rébellion dans mes veines ?
À 4 heures du matin, j’arrive devant l’immeuble où vit Sam. Son studio est au dernier étage.
Samuel est étudiant à l’université et travaille au lycée trois jours par semaine. C’est là que nous nous sommes rencontrés.
Depuis six mois, nous nous voyons en cachette.
Moments rares où j’ai l’impression d’être enfin comme les autres filles de mon âge.
Moments volés où j’ai l’impression d’être une hors-la-loi. Une héroïne.
Personne n’est au courant à part Günes, ma meilleure amie. Ma seule amie.
Günes, ça veut dire soleil …
Elle me dit que je suis folle, que je risque de déclencher la fureur de mes parents, de mon grand frère. De toute ma famille.
Mais dans ses yeux, je vois bien qu’elle m’envie, qu’elle m’admire.
Je suis arrivée au dernier étage, mon cœur est fatigué. Je frappe discrètement à la porte et Sam finit par se réveiller. Lorsqu’il me voit sur le seuil, il est étonné.
— Mais qu’est-ce que tu fais là, Aleyna ?…
Je laisse tomber mon sac, je me jette dans ses bras. Et je pleure, longtemps.
Je ne sais pas s’il sera l’homme de ma vie. Mais j’ai envie d’être avec lui.
Et puis je n’avais nulle part où aller.
Il prépare du café, je sèche mes larmes et je lui raconte. Il semble naviguer d’un sentiment à l’autre. L’étonnement, la stupeur, la colère.
— Tu as bien fait de venir, dit-il.
Il me serre contre lui, m’embrasse. Nous ne sommes jamais allés vraiment plus loin. Il sait que ça m’est interdit. Mais en cette fin de nuit, je ne suis plus la même. Alors, je me glisse sous les draps encore chauds. Je me réchauffe contre lui, contre sa peau si blanche.
Je ne suis plus Aleyna, la petite fille turque qui obéit à son père et à ses frères.
Je suis Aleyna, l’éclat de lumière. Une femme dans les bras d’un homme.
La liberté incarnée.
Nurayet ne dit pas un mot. Il est préoccupé, je crois. Furieux, même.
Nurayet, c’est mon frère aîné. À vingt-cinq ans, il est marié et sera bientôt père.
Ce matin, quand nous avons vu qu’Aleyna avait disparu, mon père lui a téléphoné.
« Il faut la retrouver, a-t-il ordonné. Aslan, tu vas avec ton frère et vous la ramenez ici. »
Alors, nous faisons le tour de la cité pour questionner les gens. Mais personne n’a vu ma sœur.
Ma jumelle. Celle auprès de qui j’ai grandi.
Je crois qu’elle a eu peur du mariage. Mais je ne pensais pas qu’elle commettrait la folie de s’enfuir. J’étais certain qu’elle se ferait à l’idée et que tout rentrerait dans l’ordre. Surtout que mes parents lui ont trouvé un beau parti. Un homme qui a fait des études, qui est intelligent.
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