Karine Giébel - Meurtres pour rédemption

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Vingt ans. Le bel âge ?
Pas pour Marianne. En prison. Pour perpète. Pour meurtres.
« Ils ne m'ont laissé aucune chance (…) Mais j'existe encore (…) Ça leur ferait trop plaisir que je cesse le combat… Je ne leur ferai pas cette joie (…) » Alors, nourrir la haine, l'instinct de survie, même si l'on ne désire qu'aimer, être aimée ; pour lutter malgré tout, contre les coups, les brimades, l'ignoble.
La liberté. Inaccessible. Sauf à se laisser bercer par le chant des trains, pas si loin, là, derrière les barreaux, à se laisser emporter dans leur sillage.
Jusqu'au jour où… En taule, même l'inimaginable peut surgir.
Une porte s'ouvre…
« La liberté, Marianne,tu dois en rêver chaque jour, chaque minute, non ? » Mais le prix à payer pour transformer ce rêve en réalité est terrifiant.
Marianne ira-t-elle jusqu'au bout ? Jusqu'au bout de cette voie de sang ? Mais, peut-être, aussi, de rédemption ?…

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KARINE GIÉBEL

Meurtres pour rédemption

À Sylvie et Jacky,

Sans qui ce livre n’existerait pas

Pour la liberté qu’ils me donnent et les rêves qu’ils concrétisent

« Un courage indompté, dans le cœur des mortels, Fait ou les grands héros ou les grands criminels. »

Voltaire

Prologue

Tous les soirs se ressemblent, les nuits aussi. Et les jours, c’est pareil.

À quoi se raccrocher, alors ?

Aux repères, ceux qui rythment le temps, évitant qu’il ne devienne une hideuse masse informe.

S’y cramponner, comme à des arbres au milieu d’une plaine infinie, à des voix au cœur du silence.

À chaque heure, quelque chose de précis. Gestes, odeurs ou sons.

Et, au-delà des murs, le train.

Décibels de liberté venant briser l’aphasique solitude. Celle-là même qui vous dévore lentement, morceau après morceau. Qui vous aspire sans heurt vers les abîmes du désespoir.

Le train, comme un peu du dehors qui s’engouffre en vous jusqu’à l’âme, se moquant des barrières, de l’épaisseur du béton ou de la dureté de l’acier.

Fuir avec lui.

Voyages imaginaires qui transportent ce qu’il reste de soi vers des destinations choisies.

S’accrocher aux wagons, prendre le train en marche.

Il ne reste plus que ça.

Là, au cœur de la perpétuité.

Lundi 4 avril

Marianne ouvrit un œil pour interroger le vieux réveil estropié qui trônait sur la table en faux bois. Tout était faux ici, de toute façon.

Bientôt l’heure de la récré. Dehors, les autres en profitaient déjà. Mais pour elle, ce serait plus tard. Comme ces enfants punis par l’instit, qui trépignent en classe pendant que leurs petits camarades s’ébattent dans la cour.

La cour… Marianne se remémora celle de son école primaire. Les grands arbres, un peu tristes, comme s’ils avaient poussé trop vite au milieu des carrés de chiendent. Et les bancs en métal vert et troué… Et les cris des gosses. Leurs rires. Leurs pleurs, parfois.

Le bonheur ? Non. L’enfer.

De toute façon, ça avait toujours été l’enfer. Partout, tout le temps.

La cour… Carré de goudron entre quatre murs coiffés de barbelés. Inhumaine, comme tout le reste. Mais un peu d’air, putain que c’est bon !

Surtout quand on a pris perpète.

Non, jamais ils ne me laisseront sortir. Peut-être quand j’aurai soixante piges et des rhumatismes jusque dans la racine des cheveux. Dans plus de quarante ans…

Une traînée de givre descendit de sa nuque jusqu’à la cambrure de ses reins, comme à chaque fois qu’elle réalisait…

Trop dangereuse, avait dit le psy. Un gros con, ce maudit toubib !

Trop violente, incapable de maîtriser sa colère ou de discerner le bien du mal.

Si. Un fixe d’héroïne, c’est bien. Le manque, c’est mal.

Je les emmerde. Tous autant qu’ils sont. Les bourges qui me reluquaient de travers, les éducateurs prêcheurs-pécheurs, les assistantes sociales qui assistent à la déchéance. Les juges à charge, les flics-décharge, les psys chargés ; les matons marrons, les avocats, seulement du diable. Toute cette société pourrie qui n’a rien compris à ce que je suis. À ce que je pourrais être…

Moi qui ne suis plus qu’un numéro d’écrou et rien d’autre.

Moi, numéro d’écrou 3150.

Le bruit de la clef dans la serrure, acier contre acier, mauvais pour les tympans, bon pour le moral.

— Marianne, promenade !

La surveillante patientait à la porte. Justine, elle s’appelait. La plus sympa de toutes, un vrai visage humain dans cette masse de métal. Marianne lui tourna le dos, attendant sagement de se faire menotter les poignets, tandis que dans le couloir, Daniel assistait à la scène. Daniel, le premier surveillant, le gradé comme ils disent. En bref, le chef. Le seul mec du bloc, le seul à pouvoir arpenter le quartier des femmes. Normalement, toujours en présence d’une matonne. Normalement. Parce que le règlement…

Daniel, un opportuniste de première. Sûr qu’il n’était pas ici par hasard ! Ici, place idéale pour satisfaire ses fantasmes de tordu. Il venait parfois jeter un œil aux transferts de Marianne jusqu’à la cour. Elle qui avait droit à un traitement de faveur, une surveillance toute particulière. Une cellule pour elle toute seule, la cour pour elle toute seule, tandis que les autres détenues étaient déjà revenues en cage. La rançon de la gloire, en quelque sorte.

Daniel lui adressa un sourire libidineux au passage.

— Je m’en charge, proposa-t-il à Justine. Tu peux aller prendre un café, si tu veux. Tu me rejoindras dans la cour…

L’enfoiré ! Il parlait du café parce qu’ici, le règlement l’interdit aux détenus. À force, on finit par en rêver. Un bon expresso, bien fort. Avec une clope. Et trois sucres.

Justine s’éclipsa, soulagée de se voir accorder quelques minutes de répit, tandis que Marianne continuait à avancer, Daniel sur ses talons. Elle sentait son regard dans son dos, juste en bas de son dos. Il la rattrapa, la frôla. Une main au cul, discrètement.

— Touche-toi ! murmura-t-elle.

La réplique le fit sourire. Eh non, il ne se toucherait pas. Il la toucherait, elle. Pas d’autre moyen d’avoir de la came ou autre chose dans ce foutoir. Une pipe ou pire, sinon t’as rien.

C’est l’administration. Vachement bien organisé, comme système. Tout le monde profite de tout le monde et moi, je me fais baiser. Quand les gardiennes ont le dos tourné.

Et tout le monde regarde ailleurs.

C’est peut-être pour ça qu’on construit les nouvelles prisons en dehors des villes. Pour que l’honnête citoyen ne risque pas de se salir les yeux sur les murs, qu’il ne soit pas obligé d’imaginer ce qui se passe derrière les enceintes. Qu’il oublie le mal qui croupit dans les geôles de la République. Pour qu’il soit tranquille. Conscience pépère. Pas de questions inutiles pouvant compromettre sa productivité ou gâcher ses soirées télé devant la Star Ac’ ou les conneries du genre.

Dehors, enfin. Ciel pourri, lui aussi. Ciel du nord, plombé. Crachin froid et infâme.

Marianne, libérée de ses menottes, commença par allumer une cigarette puis arpenta les quelques mètres carrés de bitume d’un pas lent. Elle écrasa son mégot et se mit à courir, sous la garde des deux matons, Justine venant de rejoindre son chef dans la cour.

Toujours deux pour la surveiller. Règle numéro une. Elle pouvait courir comme ça pendant une demi-heure. Après, elle s’entraînait. Séance d’arts martiaux en plein air.

— Vas-y, décompresse ! murmura Daniel.

C’est bien, ça la défoule. Elle tape dans le vide, c’est mieux que de taper sur nous.

Mais une heure, ça passe vite. Enfin, une heure dans la cour. Parce qu’une heure en cellule…

Le chef tapota sa montre : il fallait retourner dans le terrier.

Remettre les bracelets ; là aussi, traitement de faveur. Règle numéro deux.

Les pinces, c’est juste pour moi. Parce qu’ils n’ont pas apprécié que je refasse le portrait d’une gardienne l’année dernière. Je l’ai pas tuée pourtant. Juste remis le nez, la mâchoire et les vertèbres à la bonne place. Façon cubiste inspiré. Elle l’avait cherché. Et ses semblables me l’ont fait payer. Très cher. Ils me le font encore payer, d’ailleurs. Aucun pardon, ici.

La porte se referma, Marianne se boucha les oreilles pour ne pas entendre la clef dans la serrure. Au retour, c’était insupportable.

Perpète. Pour avoir tué.

Elle se rallongea sur le lit. Coup d’œil au réveil, sourire. Dans quatre minutes, il passerait lui chanter sa douce musique. Quatre minutes, juste le temps de fumer sa Camel. Le paquet était presque vide, il fallait penser à s’approvisionner.

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