— Pas un geste ! hurla Franck.
Encore des hurlements. Ceux des témoins. Tout juste si Marianne les entendait. Elle s’accrochait juste aux yeux verts. Comme à une bouée.
Laurent et Philippe la tenaient en joue, aussi. Elle empoigna son Glock.
— Tout le monde à terre ! s’écria le commissaire.
La douleur fut plus rapide que le bruit. Marianne s’effondra en arrière, touchée plein cœur. Une chute violente qui la projeta sur les rails. Au moment où le train arrivait.
Elle eut le temps d’apercevoir les gerbes d’étincelles de la machine qui freinait sur le métal, comme un feu d’artifice. Au milieu d’un bleu intense.
Elle serra les poings, une dernière fois.
Choisir de la sauver, c’est ma liberté, Franck .
Lundi 26 janvier — Six mois plus tard
Franck embrassa le front de Laurine qui dormait à poings fermés, serrant contre elle sa peluche favorite. Il quitta la chambre sur la pointe des pieds, regagna la sienne. Heureux de l’avoir près de lui, désormais. Il avait eu si peur… Elle vivait avec son père, depuis qu’il avait failli la perdre. Comme toutes les petites filles normales. Même si elle ne le serait jamais. Après toutes ces années perdues. Toutes ces années où il l’avait tenue à l’écart de lui, où il l’avait cachée. Comme une chose honteuse, monstrueuse. Mais maintenant, c’était terminé. Maintenant, elle était là, dans sa vie. Là où était sa place.
Il s’allongea sur son lit, alluma la télévision pour briser le silence. Tomba sur le journal de la nuit. Toujours la même rengaine. Dumaine, en tête des sondages. Dans quelques semaines, après une campagne axée sur une politique sécuritaire, il serait élu président, il n’y avait plus aucun doute. Plus aucun suspense.
Franck éteignit la télévision puis jeta la télécommande par terre.
Il avait gardé le silence sur l’affaire Charon. Pas par lâcheté. Non. Simplement pour que Laurine continue d’avoir un père. Pour donner un sens au sacrifice de Marianne.
Marianne… Il laisserait la lumière allumée, toute la nuit. Toutes les nuits. Avalerait son somnifère, trouverait un sommeil boiteux. Mieux que rien.
Et demain matin, il attaquerait une nouvelle journée. Au bureau, il retrouverait Laurent. Qui lui filerait une tape amicale sur le dos, comme chaque jour. Ça va, mon vieux ? Laurent qui n’avait pas changé. Sauf qu’il oubliait souvent de sourire. Ou que ses sourires étaient un peu tristes.
Philippe leur manquait. Depuis qu’il avait remis sa démission, quelques jours seulement après… Philippe qui ne leur avait plus donné de nouvelles. Qui s’était évaporé dans la nature sans laisser d’adresse. Juste quelques mots, sur le bureau de Franck. Il partait, loin. Il valait mieux qu’ils se séparent ; assurance vie pour eux trois. En restant groupés, ils constituaient une cible trop parfaite.
Encore un sacrifice que Franck n’était pas près d’oublier…
Franck qui irait au lac de St-C., dimanche. Là où les cendres de Marianne avaient été dispersées. Poussière d’ange ayant rejoint celle de Daniel. Si peu de monde pour l’accompagner, ce jour-là. Seulement quatre personnes. Une surveillante de prison qui avait inondé le lac de ses larmes.
Et, un peu à l’écart, trois officiers de police.
Franck se rendait là-bas, de temps en temps. Pour lui parler.
Pour lui dire.
Qu’à la maison d’arrêt de S., des détenus avaient gravé son nom sur les murs de la cour de promenade. Sur les murs, à défaut d’un monument à la gloire des Résistants.
Pour lui dire.
Que la Marquise errait quelque part dans les ténèbres.
Pour lui dire.
Qu’elle lui manquait.
Qu’elle lui manquerait toujours.
Qu’il avait pris perpète, lui aussi.
Qu’il était trop tard pour lui dire tout ça.
Et que, oui, la liberté ça n’existe que dans les rêves. Ou dans la mort.
*
Le commissaire principal Franck Dionisi et son adjoint, le capitaine Laurent Kowiak ont péri le 3 février dans l’exercice de leur mission, au cours d’une fusillade dont les auteurs n’ont jamais été identifiés.
Des funérailles nationales ont été organisées, au cours desquelles Dumaine, le ministre de l’Intérieur, leur a rendu un vibrant hommage.
Le même jour, l’ex-lieutenant de police Philippe Estrade a été retrouvé mort à Varsovie, où il vivait depuis plus de six mois. La police locale a conclu au suicide par pendaison.