KARINE GIÉBEL
Maîtres du jeu: nouvelles
D'abord, c'est la culpabilité qui s'insinuera en toi, doucement.
Pour te dévorer de l'intérieur, lentement.
Et puis viendra enfin le châtiment.
Mon châtiment…
Paris, le 23 octobre 1991, 9 h 15
Dédaignant l'ascenseur, Morgane monte rapidement les marches. Son chemin croise celui de deux jeunes femmes qui, malgré la faible luminosité baignant la cage d'escalier, se retournent et se mettent à chuchoter comme des gamines.
J'te dis que c'est elle… J'en suis sûre!
Mais non, tu délires!
Au troisième étage, Morgane prend une profonde inspiration puis sonne avant d'entrer, ainsi que l'ordonne une affichette sur la porte du cabinet. La voilà dans l'antre feutrée de Maître Sevilla, notaire à Paris. Enfin, elle peut enlever son chapeau, libérant sa longue chevelure blonde. Puis elle ôte ses lunettes teintées et braque ses yeux turquoise dans ceux de la secrétaire qui la dévisage avec un sourire béat.
Morgane n'a pas besoin de se présenter, bien sûr. Ça fait longtemps qu'elle n'a plus besoin de décliner son identité. Longtemps aussi qu'elle a oublié le plaisir de se balader incognito.
— Bonjour, madame Agostini. Maître Sevilla vous attend…
Une manière fort polie de lui signifier qu'elle est en retard.
— Je le préviens immédiatement, ajoute la secrétaire.
Le notaire arrive quelques secondes plus tard; grand, les épaules voûtées, le teint cireux. Et nageant dans un costume beaucoup trop large pour lui, d'une indéfinissable couleur. Soit il vient de terminer un régime draconien, soit il faut lui filer de toute urgence l'adresse d'un bon tailleur sur Paris.
— La famille du défunt est déjà dans mon bureau, annonce-t-il.
— Vous savez Maître, je ne vois pas du tout ce que je fais là, confesse Morgane à voix basse. Je ne connaissais pas ce monsieur et je suis bien embarrassée qu'il m'ait couchée dans son testament.
— Je comprends, assure l'homme de loi. Mais ce genre de choses arrivent parfois. Aubin Mesnil était sans aucun doute l'un de vos fervents admirateurs!
— Peut-être, mais je suis tout de même gênée vis-à-vis de la famille.
— Vous n'y êtes pour rien, poursuit Sevilla en l'invitant à le suivre. Que voulez-vous, les dernières volontés d'un mort ne se discutent pas!
Ils entrent dans une grande pièce, tout le monde se lève. Une dame âgée et triste comme la pluie qui martèle les vitres, entourée d'un quadragénaire petit et costaud et d'une jeune femme dont la beauté frappe d'emblée Morgane. Les mêmes yeux que…
— Madame Agostini, je vous présente Yvonne Mesnil, la mère d'Aubin Mesnil… Claire Aubrecht, sa sœur, et Richard Mesnil, son frère aîné.
Morgane serre les mains tendues avant de s'asseoir à côté de la dame qui semble très affectée par la mort de son fils.
Normal.
Oui, tout est normal. À part le fait que Morgane soit là.
Le notaire extirpe un document d'une armoire forte.
Dans le silence pesant, Morgane étouffe. Le notaire a dû pousser le chauffage à fond! A moins que ce ne soient les larmes de la mère et de la sœur qui lui procurent ces bouffées de chaleur.
Le frère, lui, ne pleure pas. Il arbore une mine sévère. Une mine de circonstance. Et il n'a pas daigné échanger un regard avec l'actrice, comme pour lui rappeler combien sa présence ici est incongrue. Ici, au beau milieu de cette histoire de famille.
Un chien dans un jeu de quilles. Une femme célèbre et richissime qui vient leur enlever le pain de la bouche. Pire; voler leur héritage.
— Nous allons maintenant procéder à la lecture du testament du défunt, déclare le notaire en prenant place derrière son bureau.
Il chausse ses lunettes, s'éclaircit la voix.
C'est parti.
Aubin Mesnil lègue à sa sœur son petit appartement dans le Val-de-Marne, une voiture qui a déjà atteint la limite d'âge, une collection… pièces de monnaie… tableaux… livres anciens. Morgane s'impatiente. Mal à l'aise. Le frère lui adresse enfin un regard, aussi noir que furtif. Sevilla continue, imperturbable.
Le défunt lègue à sa mère quelques objets sans grande valeur… Sentimentale, tout au plus.
A son frère, il fait l'aumône de son Nikon et de son matériel informatique.
Morgane fixe ses chaussures, évitant soigneusement de se tourner vers Richard. Elle ne peut empêcher ses doigts de pianoter sur sa cuisse, enlèverait volontiers sa veste.
— A madame Morgane Agostini, je lègue ma maison dans l'Ardèche, poursuit le notaire.
— Une maison? s'étonne l'actrice.
Elle n'aurait pas dû interrompre Sévilla, mais c'est sorti tout seul. Sa voix vient de résonner bizarrement dans l'atmosphère plombée du cabinet.
— Oui, madame Agostini, Aubin Mesnil vous lègue une propriété qu'il possède en Ardèche. Il m'a également demandé de vous remettre cette lettre.
Le notaire lui tend une enveloppe beige cachetée. Morgane la récupère, s'aperçoit que sa main tremble. Essaie de se contrôler.
Elle paraît de plus en plus embarrassée. Le frère a eu les petites cuillers en argent et elle, la maison de campagne? Elle ose un regard vers le frère en question qui la dévisage maintenant avec une fureur évidente.
Alors, elle tourne la tête vers la vieille dame qui n'a pas bronché. Remarquablement stoïque et digne.
— Je suis désolée, je ne comprends pas, murmure-t-elle à son attention.
Yvonne lui offre un sourire triste. Mais c'est la sœur qui répond.
— Mon frère vous admirait beaucoup, dit-elle. C'était un passionné du septième art, vous savez. Un véritable cinéphile. Il aurait voulu être acteur…
Elle fait une pause, ravale un sanglot avant de poursuivre:
— Il a vu tous vos films, plusieurs fois. Il m'avait prévenue qu'il vous laisserait quelque chose. Pour votre association… Je crois que vous vous occupez d'une association d'accueil de jeunes en difficulté, non?
— J'en suis la marraine, en effet. Écoutez, madame, je suis très touchée par ce geste, mais plutôt gênée et…
— Y a de quoi! assène brutalement le frère.
— Ce sont les dernières volontés de mon fils, coupe Yvonne Mesnil d'un ton ferme. Il nous faut les respecter, Richard.
* * *
À peine sorti de l'immeuble, Richard Mesnil allume une Winston. Son visage trahit une profonde colère. Sur le trottoir, il piétine autour d'un cercle imaginaire, prêt à exploser.
— Calme-toi, ordonne sa mère. Ça ne sert à rien de t'énerver comme ça. Je te rappelle que ton frère est mort. Le moment est donc au recueillement, pas à la colère. Ni à la jalousie.
— Je m'en fous de cette baraque, c'est une question de principe!
— Ta sœur et moi avons parlé avec madame Agostini avant qu'elle parte, ajoute Yvonne. Elle est terriblement embarrassée de ce cadeau. Elle s'est engagée à transformer la maison en centre d'accueil pour son association.
— Un centre qui portera le nom de notre frère, précise Claire Aubrecht.
— Rien à foutre! hurle Richard.
Il écrase rageusement sa cigarette puis abandonne sa mère et sa sœur pour traverser le boulevard et rejoindre sa voiture.
Sur le trottoir d'en face, Yvonne Mesnil fond en larmes. Elle sait qu'il n'en restera pas là.
* * *
— Ça s'est bien passé? demande Bertrand.
Morgane a posé l'enveloppe sur ses genoux, la fixe bizarrement. Comme une grenade dégoupillée.
— Démarre, ordonne-t-elle doucement. Ramène-moi à la maison.
— Ok, c'est parti… Attache ta ceinture, s'il te plaît.
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