Karine Giébel - Chiens de sang

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Courir, toujours plus vite. Plus loin. Fuir la mort qui plane au-dessus d’eux ; oiseau de proie aux ailes gigantesques dont l’ombre les dévore déjà. Diane a choisi la fuite. D’instinct. Elle sait qu’ils sont derrière. Juste derrière. Avance minime, infime. Comme son espérance de vie, désormais. Pourtant, elle marche. Pourtant, elle veut vivre. Rémy avance. Avec le poids de la peur qui comprime son coeur. Le poids de la fatigue, comme un boulet enchaîné à ses jambes. Il devrait être ailleurs, en ce moment même. En compagnie de sa femme et de sa fille. Mais non, il est là, errant dans ces bois inhospitaliers, avec ces inconnus qui fuient comme lui. Il est devenu une proie. Rien qu’une proie. Il n’existe plus. Déjà mort. Alors, pourquoi a-t-il aussi peur ? Le monde est ainsi fait, qui ne changera jamais.
Les chasseurs d’un côté, les proies de l’autre.
Karine Giébel
Chiens de sang
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KARINE GIÉBEL

Chiens de sang

« On compare parfois la cruauté de l'homme à celle des fauves, c’est faire injure à ces derniers. »

Dostoïevski

« La nuit ondulait dans un languissant strip-tease, effeuillant une à une ses ténèbres, jusqu’à l'ultime nudité lumineuse de l’aube… »

Extrait d’ Androzone de Jacky Pop, à qui ce livre est dédié.

Prologue

Il court.

À en perdre haleine.

Depuis des heures, pourtant. Presque depuis l'aube de ce jour maudit.

Il file, se jouant des obstacles avec une surprenante agilité, une incroyable endurance.

Il court, alors que les prémices du crépuscule cisèlent déjà la forêt d'ombres inquiétantes pour le profane. Ombres qui ne l'effraient pas ; lui, si puissant, si fort.

Il court.

Meute hurlante sur ses talons. Musique atroce qui le harcèle, le poursuit… La fin est proche.

Ils ne lui auront donc laissé aucune chance. Il ne comprend pas. Pourquoi… ?

On dirait qu'ils s'amusent. Simple distraction… ?

À bout de forces, il capitule enfin. Son cœur est au bord de la rupture, ses muscles refusent un effort supplémentaire. Il s'arrête ; rattrapé, encerclé, presque immédiatement.

Il se dresse sur ses pattes, fier, face aux ennemis. Trop nombreux. Trop déterminés. Ivres de sauvagerie. Épuisé, mais il ne se couche pas ; affronte son destin, se bat jusqu'au bout. Défend ce qui reste de sa vie. L'heure a sonné. Celle de l'hallali. Pourquoi… ? Il s'affaisse, chute.

Morsures, déchirures, hurlements, sang. Carnage.

L'heure a sonné. Celle de la curée.

Un homme s'approche ; costume grotesque, témoignage d'une époque révolue. Sourire dont la cruauté ne peut être qu'humaine.

Sourire aussi saugrenu que son accoutrement. Aussi absurde que cette macabre mise en scène.

Une dague à la main, lame qui étincelle dans les rayons du soleil agonisant.

Son dernier soleil.

Il ne distingue plus qu'une silhouette au milieu des ténèbres mais perçoit encore les cris ; la douleur, surtout. Pourquoi prend-il son temps pour l'achever ? Quel est donc ce jeu ?… Barbare.

Il endurera encore de longues secondes pour entendre… Clameurs de joie, assassines, résonnant dans cette arène qui fut son royaume, jadis… Derniers battements de son cœur… Ses paupières tombent, pas complètement. Ses yeux demeurent ouverts sur l'outrage ultime.

Dépeçage.

Prunelles éteintes, ne reflétant plus que deux choses désormais.

Incompréhension.

Mort.

Chapitre 1

Vendredi 3 octobre — 16 h 00

Diane respire. À fond.

L'impression que cet air pur, froid et sec va embraser ses poumons, comme une allumette sur un fétu de paille séché au soleil.

Elle prend quelques instants pour admirer. Silence irréel, grandiose ; espace immense qui semble infini ; couleurs flamboyantes qui ensanglantent la forêt cévenole.

Elle sourit, ferme les yeux. Elle sera bien, ici, pendant quelques jours. Même si elle est venue pour travailler, ça ressemblera à des vacances. L'avantage d'avoir un boulot passionnant ! Une chance que beaucoup n'ont pas.

Mais Diane n'a pas eu que de la chance, ces derniers temps.

Elle attrape ses bagages dans le coffre de la voiture, se dirige vers le gîte…

*

Rémy ne respire plus.

Ça pue tellement qu'il préfère éviter.

Il remonte la braguette de son jean, quitte à la va-vite la ruelle coupe-gorge.

Même pas cinquante centimes pour taper l'incruste dans les chiottes de la gare. Dommage. Là-bas, lavabos, savon, PQ ; là-bas, ça empeste bon l'eau de Javel… Mais aujourd'hui, plus une seule pièce dans la poche de son froc.

Il marche d'un pas rapide vers le carrefour le plus proche, son vieux sac à dos sur l'épaule.

Faire la manche ou… se jeter sous les roues d'une bagnole.

Deux options, il n'en voit pas une troisième. À quoi bon continuer ?

Question récurrente. Surtout lorsqu'il faut tendre la main. Rémy déteste ça par-dessus tout. Quel autre choix, pourtant ?

Il s'arrête près d'un feu tricolore — son feu — sort la petite pancarte en carton griffonnée à la main. Un travail ou quelques euros pour ne pas mourir de faim, SVP, merci.

Pour ne pas mourir tout court, devrait-il ajouter en post-scriptum. Tellement de choses qu'il aimerait écrire sur cette pancarte ; un véritable roman. Son histoire, simplement.

Mais qui prendrait la peine de la lire ?

Un sourire, un regard ou un bonjour, pour ne pas mourir d'indifférence, SVP, merci.

Voilà ce qu'il devrait marquer sur ce pitoyable morceau de carton.

Un camion de livraison approche, Rémy hésite.

Tendre la main ou… ?

*

Diane s'est installée dans son petit meublé, a méticuleusement rangé ses affaires dans le placard, la commode… En une heure à peine, tout a trouvé sa place, comme si elle habitait là depuis des années. Elle a même envahi les étagères ! Pourtant, elle n'est ici que pour une semaine, tout au plus. Mais elle aime se sentir chez elle lorsqu'elle n'y est pas. Ça la rassure, sans doute. Elle emporte toujours quelques bibelots, quelques livres déjà lus dans ses déplacements ; histoire de pouvoir poser les yeux sur des choses familières.

Elle aimerait bien amener son mari et son chien, aussi.

Sauf qu'elle n'a ni l'un ni l'autre.

Son chien est mort, son mec l'a plaquée. Il y a des séries noires comme ça.

Elle nettoie consciencieusement l'optique de son Nikon, insère une carte mémoire vierge. L'équipement, c'est primordial.

Dès demain, elle sera sur le terrain. Ne pas perdre une minute.

Après tout, c'est pour ça qu'on la paie.

*

Finalement, il a tendu la main. Comme on tendrait la joue. L'air penaud, mortifié.

Pourtant, il n'est pas coupable. Pas vraiment. Un peu, quand même…

Rémy passe devant l'asile. Ainsi qu'il nomme le foyer. Pas le foyer du marin, non.

Pas le foyer où se consument lentement les bûches et où dégringolera le Père Noël. Longtemps qu'il n'y croit plus !

Pas le foyer où on aime à rentrer le soir, après une dure journée de labeur.

Non ; le foyer, celui qui héberge les gens tels que lui lorsque l'hiver pointe son nez. Qui a ouvert plus tôt cette année en raison de la venue précoce du froid.

L'été, ça ne révolte pas grand monde que les SDF dorment sur le trottoir. Mais quand les températures chutent, on déclenche les plans d'urgence à la hâte. Parce qu'un type — ou une nana — surgelé sur le pavé, ça la fout mal. Ça donne mauvaise conscience à ceux qui vont honnêtement gagner leur vie.

Gagner sa vie… Quelle curieuse expression ! songe Rémy.

Gagner de quoi s'offrir l'écran plasma dernier cri pour s'avachir le soir venu sur leur canapé pleine peau et recevoir leur intraveineuse de pub.

De quoi s'acheter un 4x4 ou une berline à crédit qu'ils exhiberont fièrement le week-end.

De quoi équiper chaque membre de la tribu du portable qui fait appareil photo, baladeur, caméscope, connexion internet, télévision. Et, accessoirement, sert à téléphoner.

Bref, de quoi s'endetter pour tout ce dont ils n'ont pas besoin, mais dont on les assure qu'ils ne peuvent se passer pour mener une vie normale.

Normale… La vie de Rémy l'était aussi.

Avant.

Lorsqu'il partait chaque matin gagner sa vie… Il hésite, toujours à la porte de l'asile. J'entre ou pas ? Des relents de soupe populaire lui chatouillent les narines.

Un lit au milieu de dix autres lits. Un clodo au milieu de dizaines d'autres clodos. Ses cauchemars parmi des centaines d'autres cauchemars.

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