KARINE GIÉBEL
Juste une ombre
À Stéphane, pour ces seize dernières années,
et toutes celles qui restent à venir.
La rue est longue. Étroite. Obscure et humide.
Je n’ai pas très chaud dans mon manteau. Pour ne pas dire froid. Dans le dos, surtout.
J’accélère, pressée de retrouver ma voiture. Et mon lit, l’instant d’après.
Je n’aurais pas dû me garer si loin. Je n’aurais pas dû boire autant. Partir si tard.
D’ailleurs, je n’aurais pas dû aller à cette soirée. À archiver dans les moments gâchés. Les temps perdus, si nombreux. Cette soirée, j’aurais mieux fait de la passer en compagnie d’un bon livre ou d’un beau mec. Mon mec.
La moitié des lampadaires est en panne. Il fait sombre, il fait tard. Il fait seul.
Le bruit de mes pas se cogne aux murs sales. Je commence sérieusement à avoir froid. Et sans trop savoir pourquoi, à avoir peur. Sentiment vague, diffus ; qui m’étrangle en douceur. Deux mains glacées se sont lovées autour de mon cou sans que j’y prenne garde.
Peur de quoi, au fait ? L’avenue est déserte, je ne vais pas me faire attaquer par une poubelle !
Allez, plus qu’une centaine de mètres. Peut-être deux, à tout casser. Rien du tout, quoi…
Soudain, j’entends quelqu’un marcher dans mon dos. Instinctivement, je passe la seconde puis je me retourne.
Une ombre, vingt mètres derrière moi. Un homme, je crois. Pas le temps de voir s’il est grand, petit, gros ou maigre. Juste une ombre, surgie de nulle part. Qui me suit, dans une rue déserte, à 2 heures du matin.
Juste une ombre…
J’entends mon cœur. Je le sens. Curieux comme on peut sentir son cœur, parfois. Alors que la plupart du temps on ne fait pas attention à lui.
J’accélère encore. Lui aussi. Mon cœur aussi.
Je n’ai plus froid, je ne suis plus ivre. Je ne suis plus seule.
La peur avec moi. En moi. Précise, désormais.
Encore un fugace mouvement de tête : la silhouette s’est rapprochée. Désormais, cinq ou six mètres nous séparent. Autant dire rien.
J’essaie de ne pas céder à la panique.
C’est seulement un type qui rentre chez lui, comme moi.
Je bifurque à droite, me mets à courir. Au milieu de la rue, je regarde en arrière : il a disparu. Au lieu de me rassurer, ça finit de me terroriser. Où est-il ?
Il a sans doute continué tout droit ; il a seulement dû rire un bon coup en me voyant paniquer de la sorte ! Je ralentis un peu, tourne encore à droite. Allez, j’y suis presque !
Je débouche enfin dans la rue Poquelin, cherche la clef dans mon sac. La sentir sous mes doigts me fait du bien. Je lève les yeux, repère ma voiture sagement garée au milieu des autres. J’actionne l’ouverture automatique des portières, les clignotants me répondent.
Plus que dix mètres. Plus que cinq. Plus que…
L’ombre surgit d’un renfoncement. Mon cœur se détache et tombe dans le vide.
Choc. Commotion cérébrale.
Il est immense. Entièrement vêtu de noir, une capuche sur la tête.
Je recule d’un pas, simple réflexe. La bouche ouverte sur un hurlement resté coincé au fond de moi.
Cette nuit, dans une rue déserte, sordide, je vais crever ! Il va se jeter sur moi, me poignarder ou me frapper, m’étrangler, m’ouvrir le ventre. Me violer, m’assassiner.
Je ne vois pas son visage, on dirait qu’il n’en a pas.
Je n’entends plus mon cœur, on dirait que je n’en ai plus.
Je ne me vois plus aucun avenir, on dirait que…
Encore un pas en arrière. Lui, un en avant.
Mon Dieu, je vais mourir. Pas maintenant, pas ce soir. Pas ici, pas comme ça… !
Si je cours, il me rattrapera. Si je ne bouge pas, il se jettera sur moi. Si je hurle, il me fera taire. À jamais.
Alors, pétrifiée, je fixe cette ombre sans visage. Je ne pense plus à rien, je ne suis plus rien.
Si, une proie.
J’ai l’impression de voir briller ses yeux dans la pénombre, tels ceux d’un fauve, la nuit.
Ça dure de longues secondes, ce face-à-face. Cet odieux face-à-face.
Lui, contre ma voiture. Moi, contre un mur. Confrontée à ma propre mort.
Et puis soudain, il tourne les talons et s’éloigne, se fondant lentement dans les ténèbres. Ne faisant plus qu’un avec elles, il disparaît.
Mes jambes se mettent à trembler, la clef de ma voiture glisse entre mes doigts. Mes genoux se plient, je m’écroule sur le trottoir. Entre deux poubelles.
Je crois que je viens de me pisser dessus.
Tu mènes une vie normale, banale, plutôt enviable.
Tu sembles avoir réussi, au moins sur le plan professionnel, peut-être même sur le plan personnel. Question de point de vue.
Tu as su t’imposer dans ce monde, y trouver ta place.
Et puis un jour…
Un jour, tu te retournes et tu vois une ombre derrière toi.
Juste une ombre.
À partir de ce jour-là, elle te poursuit. Sans relâche.
Le jour, la nuit, elle est là. Tenace. Déterminée. Implacable.
Tu ne la vois pas vraiment. Tu la devines, tu la sens. Là, juste dans ton dos.
Elle frôle parfois ta nuque. Un souffle tiède, fétide.
On te suit dans la rue, on éteint la lumière derrière toi.
On ouvre ton courrier, on ferme tes fenêtres.
On feuillette tes livres, on froisse tes draps, on pille tes albums secrets.
On t’observe jusque dans les moments les plus intimes.
Tu décides d’alerter les flics qui ne comprennent rien. Qui te conseillent d’aller consulter un psy.
Tu te confies à tes amis ; ils te regardent d’abord bizarrement. S’écartent finalement de toi.
Tu leur fais peur.
Tu as peur.
Elle est toujours là. Juste une ombre. Sans visage, sans nom. Sans mobile déclaré.
Est-ce le diable ? Cette présence invisible qui te hante et pourrit ta vie jusqu’à la rendre insupportable, jusqu’à ce que tu aies envie d’en finir en te jetant sous un train ou dans le vide, en espérant qu’elle ne te suivra pas jusqu’en enfer.
Personne ne te comprend. Personne ne peut t’aider.
Tu es seule.
Ou plutôt, tu aimerais tant être seule.
Mais l’ombre est encore là, toujours là. Dans ton dos, dans ta vie.
Ou seulement dans ta tête… ?
Tu avales de plus en plus de médicaments. Somnifères pour pouvoir dormir alors que tu la sens penchée sur toi. Drogues pour affronter ces journées où tu ne penses qu’à elle.
Plus qu’à elle et à rien d’autre.
Ta vie si parfaite part en lambeaux. S’effrite, lentement mais sûrement.
Inexorablement.
Et l’ombre ricane dans ton dos. Encore et toujours.
Ou dans ta tête… ?
Le temps que tu comprennes, il sera trop tard.
Trois heures de sommeil, c’est court. Bien trop court.
Obéir malgré tout à l’injonction barbare du réveil. Se doucher, se maquiller, se coiffer, s’habiller.
Faire comme d’habitude, même si Cloé pressent que rien ne sera plus jamais pareil.
Aucune raison, pourtant. Une péripétie parmi d’autres, sans conséquences.
Alors pourquoi ce sentiment étrange et inédit ? Pourquoi cette petite voix qui lui chuchote que sa vie vient de changer ? À jamais.
Quelques kilomètres en voiture, dans les embouteillages du matin, et enfin l’immeuble qui apparaît, colosse parmi les colosses. Sobre, imposant et triste.
Une nouvelle journée qui fera sans doute oublier à Cloé sa frayeur nocturne. Cette ombre qui l’a suivie, poursuivie. Acculée contre un mur.
Cette peur, intense. Encore vivante dans son cœur, sa tête, son ventre.
L’ascenseur, les couloirs, les bonjours. Les sourires vrais ou faux. La ruche déjà au travail et dont Cloé sera peut-être bientôt l’intransigeante reine.
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