— Comment ça va, Cloé ?
— Bien, merci. Je suis en retard, désolée.
— Ce n’est pas grave, mon petit. Vous avez bien travaillé, hier. Vous avez été parfaite.
Elle lui sourit à son tour, le cajole d’un regard sucré. Il quitte son fauteuil pour aller fermer la porte de son bureau, constamment ouverte. Le moment est donc important. Crucial, peut-être.
— J’ai décidé de passer la main, annonce-t-il. Cette fois, j’ai même fixé une date.
Cloé se force à arborer une mine inquiète. Elle a bien fait de suivre des cours de théâtre lorsqu’elle était adolescente.
— Vous allez vraiment nous abandonner ?
— J’ai envie de me reposer et de profiter un peu du temps qu’il me reste ! Vous savez, j’ai déjà 68 ans. Le temps passe si vite…
Il paraît beaucoup plus. Même son grand-père, pourtant âgé de plus de 80 ans, ressemble à un jeune homme à côté de lui. Mais ce n’est pas le moment de lui annoncer qu’il ne jouira pas longtemps de sa retraite dorée.
— Vous ne faites pas votre âge, prétend Cloé. Je vous l’ai déjà dit. D’ailleurs, il faudra que vous me donniez le secret de votre éternelle jeunesse avant de partir !
— Le travail, mon petit… Le travail.
Si telle est la raison de ton délabrement précoce, mieux vaut que je cesse de bosser au plus vite !
— Je comprends que vous ayez envie de passer à autre chose, poursuit la jeune femme, mais comment allons-nous faire sans vous ?
— Vous vous en sortirez très bien ! Surtout que je vais être remplacé par quelqu’un de valeur.
Le cœur de Cloé se comprime. Le moment tant attendu est enfin arrivé. Mais est-elle ce fameux quelqu’un de valeur ?
Pardieu la fixe avec un mystérieux sourire, faisant cruellement durer le suspense.
— Il faut que j’en parle avec le conseil d’administration, bien entendu, mais j’ai fait mon choix et je crois qu’ils me suivront… Que diriez-vous de prendre ma place, Cloé ?
Une vague de chaleur envahit la jeune femme ; elle a envie de crier, de hurler, de bondir de cette chaise, de sauter au plafond. Presque d’embrasser le Vieux.
Elle se contente pourtant d’un sobre sourire de petite fille embarrassée.
— Eh bien… Je suis profondément touchée et honorée. Un peu étonnée, aussi. Et, pour ne rien vous cacher, légèrement angoissée !
— Allons, mon petit, je ne vous ai pas choisie par hasard…
— J’espère que je serai à la hauteur. Et ce serait pour moi une grande fierté de vous succéder.
— J’en suis heureux.
— Ils vont peut-être me trouver trop jeune, non ?
— Ils vous apprécient à votre juste valeur et je vais leur expliquer que vous êtes à mes yeux la plus qualifiée pour reprendre le flambeau. Je suis quasiment certain qu’ils valideront ma décision.
Ce quasiment sonne faux aux oreilles de Cloé.
— Merci, monsieur. Merci beaucoup.
— Vous le méritez, Cloé. Vous possédez tous les atouts. Le charisme, l’intelligence, la force de travail, l’esprit d’équipe, les connaissances, la culture… Sans oublier une volonté à toute épreuve et un courage hors du commun.
Elle émet un petit rire gêné, tente même de rougir. Il prend sa main dans la sienne.
Des années de boulot enfin récompensées. Des années à lui cirer les pompes, mais pas trop. À le flatter, sans en rajouter. Des soirées et des jours de congé sacrifiés.
Mais tout cela pour arriver à un exploit. Devenir calife à la place du calife à seulement 37 ans.
Un exploit, oui.
Elle pense à Philip Martins, l’autre directeur adjoint. Qui va en faire une jaunisse. Jamais il ne s’en remettra, c’est certain ! Se faire piquer la place par une femme, plus jeune que lui et avec moins d’expérience… Humiliation suprême.
— Bien sûr, tout cela doit rester entre nous pour le moment, ajoute Pardieu. Si le conseil d’administration va dans mon sens, j’annoncerai la bonne nouvelle dans environ deux mois. D’ici là, je vous prie de ne pas montrer que vous savez.
— J’y veillerai, monsieur. Mais comment va réagir Philip, à votre avis ? Il a plus d’ancienneté que moi, et…
— Philip se pliera à ma décision, coupe un peu durement le Vieux. Il n’aura pas le choix, de toute façon. S’il ne l’accepte pas, il faudra lui trouver un remplaçant.
— J’espère que la maison n’aura pas à s’en séparer. Il est précieux pour nous tous.
— Je l’espère également, acquiesce Papy. J’avoue d’ailleurs avoir longuement hésité entre vous deux. Mais je crois qu’il lui manque un petit quelque chose. Quelque chose qui aide en bien des circonstances… Une arme redoutable, même !
— Quoi donc ? s’impatiente Cloé.
— Le charme, bien sûr.
Il a un regard de fou.
Fascinant. Tellement inquiétant.
Ses yeux sont marron foncé. Simplement marron foncé. Teinte pure, sans autre nuance.
Un regard si profond que s’y plonger procure la sensation de basculer dans l’inconnu ou l’infini.
Abyssal est le mot.
Le malaise provient de ce qu’il recèle, exprime, évoque. Ce qu’il insinue, cache, dévoile. Promet et provoque.
Il est silencieux, ça fait plusieurs minutes qu’il n’a pas prononcé le moindre mot.
Assis dans cette cuisine ringarde. Face à une femme, la trentaine à tout casser. Tee-shirt court et moulant, d’un rose affreux, qui épouse une poitrine siliconée et laisse apparaître un nombril raté à la naissance ; pantalon blanc, serré, légèrement transparent. Bijoux de pacotille et vernis assorti au tee-shirt. Piercings dans la narine droite, l’arcade sourcilière gauche, sur la langue. Cheveux décolorés, filasse. Maquillage outrancier.
Vulgaire est le mot.
Il la fixe, elle a du mal à affronter son regard. Son fameux regard.
Insoutenable.
Il a un léger sourire sur les lèvres, presque imperceptible. On dirait qu’il se moque d’elle. Ou qu’il prépare un mauvais coup. Elle passe une main sur sa nuque bien trop tendue, en profite pour tourner la tête quelques instants.
L’impression que cette esquisse de sourire la juge, que ce regard la condamne.
Il ne bouge pas, ne semble même pas gagné par l’ankylose. Un bloc de pierre, imperturbable.
Il est entré de force chez elle, ne lui a pas laissé le choix. L’a obligée à s’asseoir là, lui a posé une question. Une seule.
Il guette la réponse, apparemment prêt à passer l’éternité assis en face d’elle.
— Putain, mais arrête de me fixer comme ça ! s’écrie-t-elle brusquement.
— Pourquoi ? Ça te gêne qu’on te regarde ? Je pensais que tu aimais ça, pourtant.
— Ça me gêne que tu me regardes ! T’es un taré, c’est pas vrai !
— Parce que je te regarde dans les yeux ?
— T’es là, tu parles pas, tu bouges pas, c’est tout juste si tu respires ! T’es un putain de robot ou quoi ? Si ça se trouve, t’es même pas flic !… C’est ça, ta carte, c’est du bidon ! Tire-toi ou j’appelle les flics, les vrais !
Elle est hystérique, il est de marbre. Il ne répond pas, comme s’il en avait déjà trop dit. Comme s’il économisait ses mots. Il se contente d’extirper de sa poche sa carte professionnelle et de la faire glisser jusqu’à elle. Elle détaille la photo et lit, machinalement : — Commandant Alexandre Gomez… Commandant, mon cul !
Toujours immobile, il continue à la dévisager, cherchant peut-être à lui traverser le crâne pour lire à l’intérieur de son cerveau. Mais y aurait-il quelques pages intéressantes à feuilleter ou seulement une pathétique succession de cases vides ?
Elle se met à gigoter sur sa chaise, comme si on lui avait glissé du poil à gratter dans le string. Une de ses jambes bat la mesure, ses doigts s’accrochent les uns aux autres.
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