Karine Giébel - Meurtres pour rédemption

Elle se rinça la figure, l’eau coulait rouge.

Puis elle quitta l’appartement, ferma la porte. Jeta les clefs dans la rue.

Encore des kilomètres. Deux cents depuis S. Sans destination précise. Elle entra dans une bourgade qui respirait le calme et la campagne. I., ça s’appelait.

Elle s’arrêta devant la gare. Une jolie petite bâtisse. Elle coupa le moteur de la Laguna. Laissa sa tête partir en arrière, sa nuque se décrisper.

Oublier le regard de Solange. Pour toi, mon amour. Pour te venger. Et pour toutes les filles qui pourrissent derrière les murs d’enceinte de S… Je devais le faire. Pour toi. Pour elles…

Le monstre avait regagné sa tanière. Rassasié pour un temps. Non ; pour toujours. Il digérait tranquillement ses proies. Son dernier festin. Un festin de roi.

Marianne versa quelques larmes. Pour se laver de toute cette haine. De toute cette barbarie.

Parce qu’elle frôlait le bonheur, aussi.

Elle regarda autour d’elle. Ici, ça irait très bien.

Elle s’allongea sur les deux sièges. Elle souriait. Elle n’avait plus peur. Enfin. Elle s’endormit rapidement. Dans les bras d’un ciel serein.

Samedi 23 juillet — 08 h 45

Aucun d’eux n’avait dormi. Attablés dans la cuisine, devant un café froid, ils erraient sur des chemins pavés d’angoisse. Ils avaient fini par arriver à se détacher. Même si Franck s’était démis l’épaule pour parvenir à soulever le billard. Tout juste s’il ressentait encore la douleur. Une, bien plus forte, accaparait son corps et son esprit. Laurine. Ils n’étaient pas partis en chasse, Marianne ayant pris soin de crever les quatre pneus de la 307 avant de disparaître. Un dépanneur allait venir rechausser la voiture ce matin. Et ensuite ?

— On va chercher où ? interrogea Philippe qui portait un énorme pansement sur la gorge.

— Je sais pas, avoua Franck. Elle a une nuit d’avance.

— Pourquoi elle a parlé de ce truc, de la chasse à l’affût ? demanda Laurent.

— Moi, je me demande surtout pourquoi elle ne nous a pas tués ! ajouta Philippe.

— Parce qu’elle nous aime bien, supposa Laurent. Mais on a vraiment été très cons… Personne n’a pensé à aller fermer la porte de sa chambre.

— Tu crois qu’on va la retrouver ? s’inquiéta le lieutenant.

— On n’a pas le choix ! répliqua le capitaine. On doit la retrouver… Et la tuer.

Franck, incapable de parler, ferma les yeux. Et soudain, son portable vibra. La voix sèche d’Hermann lui écorcha l’oreille.

— Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe, commissaire ? Vous êtes inconscient ? Vous croyez quoi ? Que nous hésiterons à nous en prendre à votre fille ? Comment avez-vous osé la laisser partir ?

Le cœur de Franck exécuta un saut de l’ange sans filet. Par quelle ruse étaient-ils déjà au courant ? Un micro planqué dans le salon ?

— Elle… Comment le savez-vous ?

— Comment je le sais ?! Écoutez donc la radio, pauvre con ! Elle s’en est prise à deux gardiens de S., cette nuit ! Et elle a signé son crime !

— Je ne l’ai pas laissée s’enfuir ! Quand elle a vu que je n’avais ni les papiers, ni l’argent, elle a compris que vous vouliez sa mort, figurez-vous ! Et… elle nous a échappé…

— J’espère pour vous que vous allez lui mettre la main dessus ! Ça vaudrait mieux pour votre fille, Franck ! Parce que si jamais d’autres flics l’arrêtent, si jamais elle parle, je vous jure que vous êtes un homme mort, Franck ! Vous, votre fille et le reste de votre équipe ! Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui… Je vais la retrouver… Je veux parler à Laurine !

— Je ne suis pas avec elle. De toute façon, elle ne parle pas !

Franck raccrocha, prit son front entre ses mains.

— Que se passe-t-il ? fit Laurent. Comment ils peuvent savoir que…

— Mets la radio…

Le capitaine appuya sur l’interrupteur du poste. Ils attendirent neuf heures.

Marianne de Gréville, la malheureusement célèbre criminelle en cavale, a encore frappé hier soir. Elle s’est attaquée à deux surveillants de son ancienne maison d’arrêt, à S. Un gardien a été tué et l’une de ses collègues sauvagement torturée. Il semblerait que Gréville poursuive son implacable vengeance contre le système judiciaire et pénitentiaire… On se demande quand les forces de l’ordre vont enfin stopper sa sanglante cavale. Des barrages ont été dressés et tout le secteur passé au peigne fin. Mais elle reste introuvable …

Franck se leva pour éteindre la radio mais il s’immobilisa subitement.

… On a appris ce matin le décès de l’industriel Renaud Tavernier et de son épouse. Ils ont péri cette nuit dans un accident de voiture aux environs de D. alors qu’ils regagnaient leur domicile. Il semblerait que Renaud Tavernier ait perdu le contrôle de son véhicule alors qu’il roulait à une vitesse excessive sur une départementale …

Cette fois, Franck coupa le son.

— Putain ! murmura-t-il.

Le capitaine mit quelques secondes à réagir.

— Tavernier, c’est pas… ?

— Si, coupa Franck. Il a participé à la soirée où Charon a…

— Bien fait pour sa gueule ! cracha Philippe d’un air mauvais.

— C’est pas un accident, précisa le commissaire.

— Tu penses qu’ils l’ont buté ? Je croyais pourtant qu’ils faisaient tout ça pour protéger ces trois salopards !

— Pour protéger Charon, rectifia Franck. Je me demandais comment Forestier avait obtenu cette vidéo… Maintenant je le sais.

— Je comprends que dalle ! soupira Laurent.

— Il n’y avait que trois personnes à détenir copie de ce film, expliqua le commissaire. Les trois protagonistes. Je me doutais que la fuite venait de l’entourage de l’un d’eux… C’est certainement l’épouse de Tavernier qui a trouvé la cassette et l’a fait parvenir à la juge…

— Tu crois qu’elle a voulu envoyer son propre mari en taule ? s’étonna Philippe.

— Si tu avais vu les images, tu comprendrais ! poursuivit Franck avec un nœud dans la gorge. Crois-moi, elle a dû haïr son mari en visionnant cette horreur ! Hermann a sans doute appris que c’était madame Tavernier qui était au courant… Il s’en est débarrassé, en a profité pour faire disparaître le mari avec… Plus de témoins gênants !

— On va pas pleurer pour eux ! conclut Laurent d’une voix dure. Je… J’ai un pote au commissariat de S. Je vais essayer d’obtenir des détails sur ce qui s’est passé cette nuit, avec Marianne… Ça pourrait nous être utile.

Il s’isola dans la salle à manger. Franck ne pouvait plus bouger. Comme paralysé.

Au bout de cinq minutes, Laurent réapparut.

— Bon, apparemment, ça s’est passé vers vingt-trois heures… Marianne s’est introduite chez cette surveillante, Solange Pariotti…

— La Marquise, murmura Philippe. C’est celle qu’elle appelait la Marquise…

— Sans doute… Donc, elle est entrée chez elle et l’a forcée à appeler un dénommé Portier…

— Celui qui l’a violée dans le cachot, coupa encore Franck.

— … pour qu’il les rejoigne. Et là, elle a obligé le type à violer la nana…

Ils écarquillèrent les yeux d’effroi.

— Ensuite, elle a abattu le mec… Plus étonnant, c’est Marianne elle-même qui a prévenu la police, ce matin vers sept heures. Quand ils ont débarqué dans l’appart’, ils ont trouvé les deux victimes attachées sur la table… Le mec avait une balle dans la tête, il était sur la fille, si vous voyez ce que je veux dire… Apparemment, elle l’a buté en pleine action. Mais elle n’a pas tué la gardienne… Je vois pas pourquoi.