C’est ensuite que le miracle s’est produit. Quand je lui ai dit que j’allais prendre le train, Maxime m’a proposé de me raccompagner en voiture. Pourtant, Carry-le-Rouet, ce n’est pas du tout son chemin, vu qu’il habite à Marseille ! Mais il m’a dit que ça ne le dérangeait pas. Qu’il avait le temps…
Monter dans sa voiture, être assise près de lui, ailleurs que dans une salle de classe… J’aurais voulu qu’il y ait dix mille kilomètres entre le lycée et la maison ! Nous avons continué à parler durant tout le trajet. D’ailleurs, je crois que j’ai un peu trop parlé… sans doute pour masquer mon malaise.
Plusieurs fois, il m’a regardée. Un regard appuyé, sans équivoque. Plusieurs fois, il m’a souri.
Lorsque nous sommes arrivés devant la maison, je l’ai remercié. J’aurais voulu trouver une excuse pour l’inviter à entrer, j’aurais voulu que cette journée ne finisse jamais. Quand on s’est séparés, il a posé sa main sur mon bras, a effleuré mes cheveux.
Alors, j’ai compris. Je sais désormais que je lui plais, je sais que ce que je ressens n’est pas à sens unique.
Lorsque je suis rentrée dans la maison déserte, j’ai poussé un énorme cri ! J’ai couru jusque dans ma chambre, j’ai hurlé à nouveau. Et puis j’ai pleuré. Il fallait que je laisse exploser toute cette émotion, toute cette joie. Il m’aime ! Je n’arrive pas encore à y croire… Cette journée a changé ma vie ! Désormais, j’ai espoir. Je sais que tout est possible. Ce n’est sans doute qu’une question de patience.
Ma souffrance s’est envolée, mon cœur a retrouvé l’envie de battre.
Ma bouche, le chemin du sourire.
Mon Dieu, il m’aime.
Ma vie ne sera plus jamais la même.
Mardi 10 mai, 9 h 55
Alban quitta le bâtiment et alla directement s’asseoir au pied d’un gros platane. Son seul ami, finalement. Immobile. Forcément fidèle.
Il sortait du cours de français. La pire des punitions. Approfondir une langue qu’on n’arrive pas à parler… Mais c’était pareil pour l’anglais et l’allemand. Il n’y avait vraiment que le cours de maths qui lui plaisait. Surtout que le professeur, M. Legendre, était le seul à lui porter une vraie considération. Les autres ne s’occupaient guère de lui. Comme s’ils avaient mieux à faire. Ou comme s’ils ne savaient pas quoi faire de lui.
Oui, Alban les embarrassait.
Il mit les écouteurs sur ses oreilles et tourna la tête vers l’autre côté de la cour. Il regarda sa sœur. Quelque chose avait changé. Comme si, d’un seul coup, elle s’était libérée de chaînes invisibles, mais terriblement lourdes. Alban la trouvait aérienne, volatile, légère comme une plume.
Ça avait commencé la veille au soir. En rentrant du lycée, il était allé la voir dans sa chambre. Et cela faisait longtemps qu’il ne lui avait pas vu un visage aussi radieux, un sourire aussi beau.
Tandis qu’Alban l’observait, Aurore parlait avec ses copines. Elles étaient quatre, assises sur un banc devant le bâtiment D. C’est alors qu’un garçon s’approcha du groupe de filles. La bouche d’Alban se crispa légèrement. C’était Maxime Beaulieu, élève de terminale dans la classe de sa sœur. Et rien d’autre, espérait-il. Car Alban l’avait toujours détesté. Sans doute parce qu’il était l’antithèse de lui.
Beau, mince, musclé. Toujours bien habillé, bien coiffé.
Il a deux ans de retard, il va rater son bac, mais ça, tout le monde s’en branle !
Comme il avait déjà dix-neuf ans, il venait au lycée en voiture. Une Golf, en plus. Achetée par ses parents, évidemment. Mais ça aussi, tout le monde s’en moquait.
Il collectionnait les conquêtes comme Alban collectionnait les emmerdes. Et tout le monde trouvait que ça aussi, c’était normal.
Voilà qu’il parle à ma sœur, maintenant. Il lui tourne autour, c’est sûr. Mais elle est trop intelligente pour se laisser avoir, aucun doute. Pourtant, je n’aime pas le sourire qu’elle lui tend. La façon dont elle le regarde.
Sentant une présence, Alban tourna la tête. Quatre garçons. Deux de sa classe, Antoine et Ugo, et deux d’une autre seconde, Thomas et Augustin.
— Alors, Alb… Alb… Alban, ça va ? ricana Antoine.
Petite visite journalière à leur souffre-douleur. Un jeu comme un autre. Une façon de passer le temps.
Ils se tordaient de rire. Alban tourna à nouveau la tête de l’autre côté, histoire de ne plus voir leurs sales gueules d’ados attardés.
— Tu ma… ma… mates les meufs de ter… ter… terminale ou quoi ?! T’as envie de ni… ni… niiiiiquer, Alban ?! continua Antoine.
— Et ta bite, elle bégaye aussi ? demanda Augustin.
Encore des éclats de rire. Alban restait immobile, se voulant impassible. Comme si tout cela ne l’atteignait pas. Alors que chaque mot s’enfonçait dans ses chairs comme le scalpel d’un chirurgien dément.
— Elle est bonne, ta sœur, dis donc ! Je me la ferais bien… Elle bégaye, elle aussi ?
— On s’en fout qu’elle bégaye, si elle suce bien ! renchérit Antoine.
Alban se lève. Il les dépasse tous d’une tête. Dans ses yeux, une violence inédite. Il attrape Antoine par son blouson, le décolle du sol.
— Tu parles pas de ma sœur comme ça, sale bâtard ! Sinon je t’explose la gueule, t’as compris ?
Alban le pousse si fort qu’il atterrit deux mètres plus loin, sur le cul. Il recule à même le sol, visiblement terrorisé. Les autres aussi s’écartent. Ils regardent Alban avec une crainte nouvelle. Leurs bouches cessent enfin de déverser la pourriture.
Alban prend son sac et s’éloigne. Soulagé.
Alban se leva. Il les dépassait tous d’une tête. Dans ses yeux, une violence inédite.
Il aurait voulu attraper Antoine par son blouson, le décoller du sol. Aurait voulu lui dire qu’il n’avait pas le droit d’insulter Aurore. Il aurait voulu les faire taire, de force.
Mais Alban ne fit rien de tout cela. Aucun mot ne sortit.
Comme une malédiction.
C’était au moment où il en avait le plus besoin que la parole se dérobait à lui.
Alban se leva, prit son sac et alla s’asseoir près du bureau des surveillants, là où, normalement, on le laisserait en paix. Il entendait encore les quolibets qui fusaient, tels des pétards du 14-Juillet. Chaque insulte pénétrait profondément son cœur pour s’y loger. À jamais.
Comme une balle de gros calibre.
Un jour, je les réduirai au silence.
Tous, jusqu’au dernier.
Jeudi 12 mai, 16 h 35
Alban regardait les paysages d’un œil absent. Aurore était assise près de lui. Le jeudi après-midi, ils prenaient le train ensemble. Ce fameux train de la Côte Bleue.
Aurore souriait bêtement, comme si elle avait eu une révélation.
— Qu’est-ce qui t’a… t’a… t’arrive ? demanda Alban. Tu as l’air joy…
— Joyeuse ? Je suis amoureuse, frérot… Amoureuse.
Alban sourit. Pourtant, à l’intérieur de son cœur, quelque chose venait de se briser net.
— C’est… qui ?
Elle lui adressa l’un de ses mystérieux sourires.
— Ça, tu n’as pas à le savoir.
— Allez… Dis-moi !
— Pas ce soir.
Alban admira la mer, agitée par un mistral fougueux. Il brancha ses écouteurs.
— Tu es fâché ?
— Non.
— Tu es content pour moi ? demanda encore sa sœur.
— Bien sûr. Mais j’espère que c’est quel… quel… quel… Un mec bien, quoi.
— Si je l’aime, tu l’aimeras aussi. Non ?
— Sans d… d… Sans doute.
Vendredi 13 mai, minuit passé
La plus belle journée de ma vie, je crois. Mais il y en aura d’autres, ce n’est que le début.
Читать дальше