Il était 16 heures, je venais de quitter le lycée, je marchais dans la rue. Et Maxime est arrivé. Il était au volant de sa voiture, m’a invitée à monter. Comme dans un rêve. Parce que je crois bien qu’il n’était pas là par hasard. Je crois bien qu’il m’attendait.
On s’est arrêtés à l’Estaque, on a pris un verre ensemble, à la terrasse d’un bistrot. Je n’arrivais pas à croire que j’étais là, seule avec lui.
Il me dévorait des yeux, je me laissais manger. Et puis sa main a touché la mienne. Il m’a dit que je le troublais, qu’il ne cessait de penser à moi.
Je n’ai pas su quoi répondre. Comme Alban, je n’ai pas trouvé les mots. Sans doute parce qu’il m’impressionne. Parce que, lorsqu’il est près de moi, je ne suis plus la même. J’ai le sentiment d’être une gamine, une petite fille.
Nous sommes retournés dans sa voiture, et là, il m’a embrassée.
Puis il m’a raccompagnée jusque chez moi. Il s’est garé un peu loin de la maison, m’a à nouveau embrassée. Ses mains sur moi, c’était comme si deux tisons me brûlaient la peau. Jamais je n’avais ressenti ça.
Ma vie n’est plus au point mort.
Elle a un sens, à nouveau.
La vie est belle, finalement.
Dimanche 15 mai, 11 h 30
Les tuer tous.
N’en rater aucun.
N’avoir aucune pitié.
Le week-end, Alban avait l’autorisation de ses parents.
Jouer en réseau, sous un pseudo. Changer de peau, devenir un autre. Encore et toujours.
De toute façon, il était seul. Sa mère était de garde à l’hôpital et son père au commissariat. Quant à Aurore, elle était partie vers 10 heures, sans dire où elle allait.
Rejoindre son mec, aucun doute. Mais quel mec ? Alban se creusait la tête pour trouver l’identité de celui qui osait lui voler sa sœur. Qui osait poser ses sales pattes sur sa peau parfaite.
Est-ce qu’ils couchent ensemble ? Non, pas déjà… Ma sœur n’est pas comme ça. Elle ne coucherait pas avec un type qu’elle connaît à peine.
Alban abandonna la partie, trop préoccupé, pas assez concentré. Il s’allongea sur son lit défait, alluma un joint, écouta de la musique.
Alors, il partit. Si loin qu’il espéra ne jamais revenir…
Dimanche 15 mai, 23 heures
Ça y est. On a fait l’amour…
Je ne trouve pas les mots pour dire ce que je ressens. Ce que je vis.
C’est si différent des fois précédentes. De ce que j’ai pu connaître avant lui.
Il est si beau. Il est si… Non, je ne trouve pas les mots. Je ne suis plus capable d’écrire. Sans doute parce que le bonheur, contrairement à la douleur, n’a pas de mots. Pas de phrases.
Il se vit, il ne s’écrit pas.
Mardi 17 mai, 15 h 30
Cours de mathématiques .
Les probabilités.
Alban adorait ça. Il était le meilleur de sa classe.
Mais cet après-midi, Alban n’arrivait pas à se concentrer malgré les efforts de M. Legendre. Quoique lui non plus ne paraissait pas en grande forme. Il semblait avoir la tête ailleurs.
Les probabilités.
Quelle est la probabilité pour que ma sœur se soit fait sauter avant-hier ? Elle est grande. Immense, j’en ai peur.
Quand il l’avait vue rentrer le dimanche soir d’une journée soi-disant passée avec ses copines à la plage, il avait compris qu’elle revenait d’un rendez-vous avec lui. Avec ce type sans visage. Sans identité.
À ses yeux, il avait compris. Il avait senti son odeur sur elle. Un parfum d’homme.
Je suis sûr qu’elle a baisé avec ce salaud.
Il n’en avait pas dormi de la nuit.
Pourtant, elle en avait le droit.
Pourtant, jamais il ne l’avait vue si épanouie. Si belle. Si lumineuse.
La sonnerie mit fin aux probabilités, au grand soulagement de nombre d’élèves. Alban rangea ses affaires et quitta la salle non sans avoir salué M. Legendre.
Son idole, son mentor.
Il se dirigea vers les toilettes, qui puaient à des kilomètres. Il fit la queue, ses écouteurs sur les oreilles.
Écouter de la musique, toujours. Pour ne plus entendre le monde.
La peupler d’images. Pour dissimuler la réalité.
Dans la file d’attente, ses adorables petits camarades.
— Eh, le Gros !
— Coucou, Alban ! Montre-nous si tu bégaies en pissant !
— Paraît que, quand on est bègue, on est impuissant, c’est vrai ?
Impuissant, oui. À arrêter le massacre.
Impuissant, Alban l’était.
Sauf dans ses rêves.
Mais la vie n’était pas un rêve.
Seulement un putain de cauchemar.
En sortant des toilettes, Alban rejoignit son fidèle platane et monta le son dans ses écouteurs. La veille au soir, sa mère lui avait dit qu’il allait finir par devenir sourd.
Tant mieux ! Ce serait une bénédiction, maman. Tu peux même pas imaginer… Ne plus entendre les autres, enfin.
Sa mère le traitait comme un petit garçon. Même s’il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et pesait plus de cent kilos. Un petit garçon fragile, empoté. Inadapté.
Elle n’a pas vraiment tort, sur le fond.
Quant à son père, Alban avait compris depuis longtemps qu’il n’était pas le fils dont il aurait rêvé. Bien sûr, son père ne le lui avait jamais dit aussi clairement. Mais les paroles sont si souvent superflues… Les regards, les soupirs, les déceptions qui se glissent au fond des yeux.
Tu aurais voulu un garçon sûr de lui, sachant s’exprimer. Qui ne mette pas une heure à dire une phrase, ne se ridiculise pas à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Un fils sportif, courageux. Qui n’ait pas peur de tout, surtout pas des autres.
Un fils brillant, dont tu aurais pu être fier.
Un garçon comme Maxime, peut-être.
Désolé, papa ; tu as eu Alban. Mais je te rappelle que c’est toi qui m’as fait ! Alors si je ne suis pas à la hauteur de tes espérances, c’est sans doute ta faute.
À moins que ce ne soit la faute de personne. Juste un coup de malchance.
Une erreur de la nature…
Samedi 21 mai, 2 heures du matin
Je n’ai pas vu Maxime de la semaine. Enfin si, je l’ai vu au lycée, bien sûr. Mais pas en tête à tête. J’ai essayé de lui parler après le cours de maths, il m’a dit qu’il n’avait pas le temps. Mais il m’a promis qu’on se verrait plus tard.
Il y a quelque chose qui ne va pas.
J’ai peur. Comme je n’ai jamais eu peur de toute ma vie.
Peur que ça s’arrête. Alors que ça vient à peine de commencer. Alors que je brûle de l’intérieur. Que je ne mange plus. Que je ne dors plus. Que je respire à peine.
Non, ça ne peut pas s’arrêter ! C’était si fort, c’était si bon.
Il m’aime comme je l’aime, j’en suis certaine.
Lundi, j’irai lui parler, c’est décidé. Je lui dirai que je l’aime. Que je n’aime que lui. Qu’il ne doit pas avoir peur !
Que je saurai être patiente. Compréhensive. Discrète.
Je me dis que dimanche dernier, je n’ai peut-être pas été à la hauteur. Qu’il n’a pas pris autant de plaisir que moi… Pourtant, ce n’est pas l’impression que j’ai eue !
Maxime, je t’aime tellement. Ne doute pas de moi, je t’en supplie.
Lundi 23 mai, midi et demi
Regarder les filles.
Les regarder, seulement.
Alban avait songé à en trouver une qui soit sourde. Ou bègue, comme lui. Mais dans le lycée, il n’y en avait pas.
Son plateau dans les mains, ses écouteurs sur les oreilles, il faisait la queue à la cafétéria. Aurore était déjà attablée avec deux de ses copines. Il n’irait pas s’asseoir près d’elle. Il la laisserait vivre sa vie.
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