Entre eux, c’était entendu.
Il mangerait seul s’il trouvait une table. Ou avec des élèves qu’il ne connaissait pas. À qui il ne parlerait pas.
Quelques pas derrière lui, Antoine et Ugo. Malgré la musique, il pouvait les entendre rire et parler fort. Se faire remarquer, encore et toujours. Contrairement à lui, ils n’étaient pas condamnés à la discrétion.
Au silence.
Alban prit une entrée, un plat, un dessert.
— Eh, le Gros ! Tu devrais te foutre au régime !
— Ouais, arrête un peu de bouffer ! Sinon tu vas ex… ex… ex… ploser !
Autour d’eux, les filles gloussaient.
Alban ne se retourna même pas. Il chercha du regard une table vide, s’y installa. Il resta seul quelques minutes puis une fille vint s’asseoir près de lui. C’était Marjorie. La seule à lui parler autrement que comme à un demeuré.
Marjorie, aussi esseulée que lui. Une autre erreur de la nature, aurait dit le charmant Antoine.
Aussi petite qu’Alban était grand. Petite et difforme. Cachés derrière d’épaisses lunettes, ses yeux semblaient microscopiques. Son visage était une véritable carte de Verdun. Sa peau était recouverte de boursouflures et de cratères, comme si elle avait été le théâtre d’une guerre de tranchées. Ses cheveux étaient gras.
Elle était d’une laideur incroyable.
Alban songea qu’ils devraient former un club.
Le Cercle des poètes déchus. Non, le Cercle des élèves au rebut.
Deux adhérents au début. Mais en cherchant bien, ils devraient pouvoir recruter une dizaine de candidats sérieux, rien que dans ce lycée.
Ça pourrait être drôle, finalement. On ferait un spectacle de fin d’année.
Un spectacle comique, évidemment.
— À quoi tu penses ? demanda Marjorie avec un sourire qu’elle voulait sensuel.
Qui était repoussant.
— À no… no… no… tre a… a… avenir.
Lundi 23 mai, 18 h 30
Tu voulais simplement coucher avec moi, c’est ça ?
Tu voulais m’avoir.
Tu m’as bien eue.
Maxime m’a quittée.
Le monde s’est écroulé.
Je suis allée le voir pendant la récréation. Je lui ai demandé quand est-ce qu’on pourrait de nouveau passer un moment ensemble. Et là, il m’a répondu qu’il avait réfléchi et préférait qu’on en reste là. Ce sont ses propres mots.
Qu’on en reste là.
Il m’a dit que nous deux, ça ne menait nulle part. Que c’était très sympa ce qu’on avait vécu. Mais qu’il fallait que je passe à autre chose. Et que je ne lui en veuille surtout pas.
Il me souriait, m’arrachait gentiment le cœur avec ses dents.
Alors je lui ai dit que c’était impossible. Que j’étais amoureuse de lui. Amoureuse, vraiment. Il m’a souri à nouveau. Ça m’a fait mal. Parce que c’était un sourire désolé.
Un sourire de compassion.
Il m’a dit qu’il ne voulait pas aller plus loin mais qu’il serait toujours là pour moi. Si j’avais besoin de lui.
Oui, j’ai besoin de toi, Maxime. Je n’ai besoin que de toi, d’ailleurs.
Tu m’as dit que je t’oublierais très vite. Que tout cela, ce n’était rien. Que ça resterait un bon souvenir, rien d’autre. Qu’on s’était amusés, qu’on avait profité de la vie. Et que maintenant, il fallait tourner la page.
Sauf que moi, je ne m’amusais pas.
Tu viens de me tuer. De m’assassiner.
Mardi 24 mai, 20 h 45
Alban entra dans la chambre d’Aurore sans frapper. Il la vit sur le lit, vit ses larmes.
La voir pleurer, c’était comme si on lui ouvrait le ventre, comme si on lui arrachait les entrailles. Alors il s’assit près d’elle, silencieux et fidèle, attendant qu’elle parle, qu’elle se confie. Qu’elle veuille bien partager sa peine avec lui. Il était prêt à l’endosser, à la charrier comme un fardeau jusqu’aux confins de l’univers.
— Va-t’en, Alban !
— Pou… pou… pou…
— Tu n’as pas à savoir pourquoi je chiale, putain ! Va-t’en, j’te dis !
Alban baissa les yeux, ses mains se crispèrent.
— Je veux pas te voir pleurer, parvint-il à dire au prix d’un effort démesuré.
— Ça va passer… Allez, casse-toi !
— C’est lui ? C’est lui qui t’a… t’a… t’a… fait du mal ? Dis-moi qui c’est et je vais aller lui ca… ca… casser la gueule.
— Arrête tes conneries ! T’es même pas capable d’aligner deux mots…
Alban se leva, quitta la chambre.
Et alla pleurer dans la sienne.
Mardi 24 mai, 23 h 50
Je suis la reine des connes.
Plus conne que moi, ça n’existe pas.
Il a voulu me tester, bien sûr. Voir ce que j’avais dans le ventre. Voir si je n’étais qu’une gamine. Et moi, je n’ai rien compris. Je n’ai fait que pleurer sur mon sort.
Demain j’irai lui parler. Je sais ce que je vais lui dire.
Je sais que nous deux, ça ne fait que commencer.
Tout à l’heure, je me suis montrée odieuse avec Alban. Il est venu dans ma chambre, je l’ai envoyé balader… À lui aussi, il faudra que j’aille parler… Mais parfois, il m’étouffe.
Mercredi 25 mai, 1 heure du matin
Alban ne pouvait fermer les yeux. Il se demandait si Aurore pleurait encore, ou si elle était enfin calmée.
Ses dernières paroles, assassines, tournaient en boucle dans son cerveau.
Tu n’es même pas capable d’aligner deux mots.
Cela faisait bien longtemps que sa sœur ne s’était pas montrée aussi méprisante. Aussi blessante.
Elle devait avoir très mal pour lui parler de cette manière.
Vraiment très mal.
Jeudi 26 mai, 17 h 45
Alban descendit du train, monta dans le bus. Encore vingt minutes pour arriver à la maison.
Aurore n’était pas venue au lycée aujourd’hui. Sans doute pleurait-elle dans sa chambre.
À cause de cette photo.
Cette putain de photo. Qui avait fait le tour du bahut.
Aurore à la sortie du lycée. Aurore, en larmes, les yeux rougis et gonflés.
Une photo prise la veille, à la dérobée, et postée aussitôt par Natacha, une de ses chères camarades. Avec cette légende : Pleurer nuit gravement à votre beauté !
De nombreux commentaires avaient été postés à la suite de cette publication. Certains prenaient la défense d’Aurore, traitant Natacha de tous les noms. D’autres, au contraire, écrasaient encore un peu plus sa pauvre sœur.
Alban aussi en avait pris pour son grade. Personne n’ignorait qu’il était le frère de la star des réseaux sociaux.
Il avait envoyé plusieurs textos à Aurore pour lui demander comment elle allait. Elle avait répondu de manière lapidaire au premier : T’as vu la photo ? Alors pourquoi tu demandes ?!
Après, plus rien.
Alban quitta le bus et termina les derniers mètres à pied. Il entra dans la maison, monta directement au premier étage, frappa à la porte de la chambre d’Aurore. Aucune réponse. Il testa la poignée. La porte s’ouvrit, la chambre était vide.
Il visita toutes les pièces. Termina par la salle de bains.
Aurore était là.
Dans la baignoire.
Belle comme un ange.
L’eau du bain était tiède.
Tiède et rouge.
Mardi 7 juin, 8 h 25
Alban traversa la gare Saint-Charles et descendit les marches sans se presser.
Il était calme. Presque serein.
Son cœur était comme vide.
Ses yeux, secs.
Pourtant, il avait pleuré. Des heures durant. Des jours durant.
Ils avaient enterré Aurore une semaine auparavant dans le caveau familial. Cercueil blanc, fleurs blanches. Synonymes de pureté, sans doute.
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