Elle accepte.
Il la pousse violemment, elle s’effondre sur le lit. Dans le tiroir de la table de chevet, il récupère une sorte de collier. Un de ceux qu’un humain pourrait passer à un chien. En faux cuir noir, orné de clous argentés. Il s’agenouille sur le grand lit, serre le carcan autour du cou de Delphine.
Elle voit germer l’étincelle dans ses yeux. Ce rictus sadique qui déforme sa bouche et son visage, déjà ingrat.
Avec brutalité, il lui arrache ses sous-vêtements avant de lui attacher les poignets dans le dos. Ensuite, ce sont les insultes. La rabaisser, la traiter de tout, de moins que rien.
C’est le jeu. Delphine en connaît les règles. Elle doit s’y plier. L’appeler maître, le supplier, l’admirer, lui lécher les pieds. Se faire baiser par un malade, faire semblant d’aimer ça. En redemander, même. Encore et encore.
C’est le contrat. Le prix à payer.
Une heure plus tard, Delphine se rhabille.
Quelques hématomes sur le corps, rien de grave. Personne ne les verra.
Laurent sort de la douche puis se rhabille à son tour. Ils sont silencieux, il est soulagé. Ils repassent dans le salon, où Delphine récupère une enveloppe dans le tiroir du bahut. Elle l’aime bien, son bahut ; déniché dans une brocante, il a tout de suite trouvé sa place dans son living. Elle pose l’enveloppe sur la table, Laurent s’en empare.
— Merci, dit-il.
Il l’ouvre, en sort quelques billets. Deux cents euros, le compte est bon. Il empoche le fric, remet son blouson, arrange le col et passe une main dans ses cheveux.
— Parfait. À mercredi prochain.
— À mercredi prochain, acquiesce Delphine.
Il repart sans ajouter un mot et la jeune femme se traîne jusqu’à la salle de bains. Nouvelle douche, qui dure plus longtemps que la première.
Quelques larmes sur son visage, rien de grave. Personne ne les verra.
Personne, non.
Elle n’a que seize ans mais, déjà, elle l’attend. Elle la supplie de venir la délivrer de ce fardeau qu’on appelle la vie.
La mort sera plus clémente, espère-t-elle.
Mourir avec ses souvenirs. Succomber à ses souvenirs. Oublier ce qu’on a traversé, encaissé.
Oublier qu’on a vécu serait le mieux.
Elle n’a que seize ans et, déjà, a décidé de partir. Sans savoir quel chemin emprunter. De toute façon, le chemin, elle ne l’a jamais trouvé. Rien que des impasses, des coupe-gorge, des culs-de-sac. Des abîmes sans fond.
Ce n’est pas moi qui veux la mort, c’est la vie qui ne veut pas de moi, se répète-t-elle.
Delphine, seize ans, se tient debout, face au vent. Ses mains serrent le haut de cette rambarde métallique, ses yeux suivent le flot incessant des voitures qui foulent le bitume. Faire le saut de l’ange, voler un instant avant de s’écraser cinq mètres plus bas.
Peut-être que des ailes pousseront dans mon dos avant que je ne touche le sol ? Peut-être que Dieu m’enverra un ange, comme un parachute ?
Delphine sait bien que non. Que Dieu et les anges n’existent pas et que son corps se brisera sur l’asphalte dans quelques secondes. Ce corps dont elle ne veut plus.
Elle songe qu’un conducteur, horrifié, freinera à mort pour l’éviter avant de lui rouler finalement dessus. À moins qu’elle n’explose un pare-brise en tombant. Elle veut se tuer mais ne veut pas blesser quiconque. Surtout pas un innocent. Alors, elle attend le moment propice.
La lettre d’adieu est dans sa poche. Cette lettre où elle explique tout. Quelques lignes qui relatent l’horreur. Ce qu’elle a subi, ce qu’elle a tu pendant des années.
Delphine a écrit la vérité. Celle qu’elle n’a jamais réussi à dire. Enfin si, à sa mère. Mais sa mère, sa propre mère, a refusé de la croire.
Paupières closes, Delphine sent le vide l’appeler de toutes ses forces, la mort ouvrir ses bras. Les larmes coulent sur son visage, ses poings se serrent…
Plus que quelques secondes et elle pourra enfin tout oublier. Plus que quelques secondes et…
Et Dieu, ou la providence, lui envoie un ange. Il vient près d’elle, pose une main sur son bras. Douce brûlure qui l’arrache à la mort. Il aurait pu passer sans se préoccuper d’elle, mais il s’est arrêté. Parce qu’il a deviné, sans doute.
Quand leurs regards se croisent, Delphine sait qu’il n’est pas là par hasard. Qu’il est là pour elle. Qu’il est né pour la rencontrer, la sauver.
Dès les premières secondes, elle sait que rien ni personne ne pourra jamais les séparer.
Delphine finit de se sécher les cheveux puis descend d’un étage. Elle frappe à la porte et entre sans attendre la moindre réponse. L’appartement de Kilia est un studio délabré ; une pièce à vivre, ou plutôt une pièce où survivre , avec un coin cuisine flanqué d’un évier où l’émail a disparu depuis longtemps, une gazinière bancale et un petit frigo trouvé dans la rue. Sur les murs, la vieille peinture s’écaille tandis que la moisissure dévore le plafond. Partout, des étagères où s’amoncellent vêtements et provisions. Les ustensiles de cuisine sont posés à même le sol, près du matelas. On appelle ça un taudis et, pourtant, tout est propre et rangé.
Parce que Kilia est une magicienne.
— Salut.
— Salut, ma belle ! répond Kilia avec un large sourire.
Kilia sourit tout le temps, comme pour conjurer le mauvais sort. Parce que sa vie est à pleurer, sans doute.
Sur le matelas, la petite Aïssata s’amuse avec une peluche qui a perdu ses yeux. Difficile de dire s’il s’agit d’un ours ou d’un chat, mais sans doute a-t-il de la chance d’être aveugle.
Aïssata a quatorze mois. Alors que Kilia était enceinte, son mari est reparti au pays épouser une autre femme. Dans ses maigres bagages, il a emporté Osmane et Yaasir, leurs deux fils. Il a abandonné sa femme et sa fille, ne leur a rien laissé. Alors Kilia travaille toutes les nuits, laissant Aïssata sous la garde d’Ayo, une vieille dame vivant au premier. Kilia n’a plus de papiers en règle, aucun salaire déclaré. Il ne lui reste que son courage de mère et son sourire de femme.
— Dubois est venu ? interroge Delphine.
— Oui, il est venu ! Je lui ai dit que le loyer, c’était demain, pas aujourd’hui ! Alors, il est reparti. J’avais l’argent, mais l’heure c’est l’heure !
Kilia éclate de rire, Delphine aussi.
— Tu as bien fait, dit-elle.
— Mais il reviendra demain, ajoute l’Africaine dans un soupir.
— Ah, ça, tu peux en être sûre !
Elle remonte ses manches, attaque la vaisselle.
— Laisse donc ça ! s’offusque Kilia.
Delphine ne l’écoute pas et continue à laver les casseroles. Sur la gazinière, une grosse cocotte où mijote le dîner. Bizarrement, Kilia persiste à faire à manger pour toute une famille, comme si ses deux fils et son mari allaient passer la porte d’un instant à l’autre. Comme s’ils étaient partis faire une course à l’angle de la rue.
Du coup, ces derniers temps, elle a pris un peu de poids, ce qui la rend plus belle encore.
— Ça sent bon, c’est quoi ? demande Delphine.
— Du borokhé. T’en veux pour ce soir ?
— Oh oui !
Kilia s’approche de Delphine et baisse d’un ton, comme si sa fille pouvait comprendre ses paroles.
— Et toi, il est venu te voir, le Laurent ? chuchote-t-elle.
— Ben oui, soupire Delphine en attrapant un torchon propre sur la pile. Comme tous les mercredis que Dieu fait…
— Ton Dieu n’a rien à voir là-dedans, souligne Kilia. Je crois même que mon Dieu et le tien nous ont oubliées là, toi et moi.
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