Elle tourne la tête vers Aïssata, ses yeux s’emplissent de larmes.
— Et elle aussi, Dieu l’a oubliée…
Delphine sent sa gorge se serrer et observe la petite fille à son tour. Ses gestes désordonnés, son regard un peu fixe. Un peu loin. Elle ne parvient même pas à tenir assise. Elle ne sera jamais comme les autres. Si toutefois elle arrive à grandir.
Kilia a empoisonné son enfant sans le savoir. Rien qu’en lui donnant le sein.
— Les toubibs vont l’aider, tu verras, murmure Delphine.
— Les toubibs ?… Ils vont me l’enlever, répond Kilia. Parce que je vis dans la pourriture… Ou alors, ils nous renverront à Mogadiscio… Qu’est-ce que je deviendrais ? J’ai été mariée, je ne vaux plus rien… Et puis je ne veux pas qu’Aïssata grandisse là-bas… Être une fille chez nous, c’est dur, tu sais. Trop dur…
C’est dans un dispensaire tenu par Médecins du monde que Kilia a emmené sa fille. Le verdict est tombé, implacable : saturnisme. Il faudrait qu’Aïssata aille à l’hôpital pour y subir un traitement. Même si rien ne dit qu’il serait efficace. Mais l’hôpital, c’est risquer de tout perdre.
Kilia sèche ses larmes et prend Aïssata dans ses bras.
— Allez, remonte ! ordonne-t-elle. Ton fils va rentrer. Je te porterai le borokhé tout à l’heure.
Delphine dépose un baiser sur la joue de son amie avant de s’éclipser.
Allongée près de lui, Delphine ne se lasse pas de le regarder. Son visage est détendu, ses lèvres s’étirent dans un indéfinissable sourire. Elle croyait que son corps et son âme étaient perdus, elle se trompait. Il a su la comprendre, l’apprivoiser. Il a commencé à panser ses plaies, pourtant si profondes. Et Delphine a retrouvé le chemin de la vie.
Avoir de nouveau des rêves. Les construire, un à un, pas à pas. Apprendre à conjuguer le verbe aimer, jour après jour.
Se dire que l’homme qui s’endort doucement à ses côtés est le bon. Celui qui dessinera les contours de son existence, qui éclairera les zones d’ombre, comblera la moindre parcelle de vide.
Se dire que même la mort ne peut rien contre ce qui les unit.
Lorsqu’elle pénètre dans son appartement, Delphine prend le temps de le regarder. De l’admirer, presque. Il est bien mieux que celui de Kilia. C’est le seul à avoir été rénové dans cet immeuble insalubre. Bien sûr, le loyer du quatrième est plus cher que celui des autres étages.
Vraiment plus cher.
Mais Théo ne pouvait grandir dans un taudis ou un foyer. Alors sa mère paie le prix qu’il faut. Le prix pour qu’il ait sa chambre, son bureau, l’impression d’être un gamin comme les autres.
Une partie du loyer est réglée en liquide, l’autre partie en nature. Une heure de sexe par semaine, tarif imposé par Laurent Dubois, le propriétaire. Une heure de relations sado-maso, tout ce qu’il n’ose pas infliger à son épouse. Ses désirs inavouables, sa perversité de bas étage…
Elle se souvient de l’annonce trouvée sur un site Internet.
Loue appartement T3 contre services. 18 earrondissement, entièrement rénové, dernier étage sans ascenseur… Petite terrasse, loggia, cuisine équipée, salle de bains avec baignoire…
Naïve, Delphine pensait qu’il s’agissait de services et non de sévices . Elle croyait faire le ménage, garder des enfants, nettoyer les parties communes ou bien sortir les poubelles. Mais Laurent s’était montré direct, dès la première visite. Une heure de sexe par semaine permettrait de réduire le loyer de moitié. Une heure de relations sado-maso permettrait de le réduire de deux tiers. C’est tout à fait légal, vous savez… Vous me plaisez, alors réfléchissez…
Delphine venait d’être expulsée de son appartement et, dans sa situation, personne n’acceptait de lui louer une simple chambre de bonne. Quant à une HLM, la liste d’attente était longue. Interminable.
Alors, Delphine n’avait pas réfléchi longtemps. C’était ça ou continuer à dormir dans la voiture. Elle aurait pu s’en contenter mais ne voulait pas infliger ça à son fils de dix ans.
Bien sûr, aucun bail en bonne et due forme. Juste un contrat verbal. Delphine ne pourra jamais oublier le moment où elle a négocié le pire avec Laurent. Ce qu’il avait le droit de lui demander, de lui faire. Ce qu’elle a accepté, refusé.
Ce moment qui reste comme une salissure que rien ne pourra effacer.
Les premiers temps, elle vomissait ses tripes avant et après chaque rendez-vous. Aujourd’hui, ça lui arrive encore. Elle n’a pas la moindre attirance pour cet homme mais parvient à se détacher de son corps lorsqu’il s’en empare. Elle se réfugie dans les bras d’un autre.
Celui qu’elle aime plus que tout. Même s’il l’a abandonnée.
Théo est assis sur son lit, dos à la porte, lorsque Delphine entre dans la chambre. Il a les écouteurs sur les oreilles, ne l’entend pas s’approcher. Alors, elle le regarde. Il est tellement beau, il ressemble tellement à…
Il a sa tablette entre les mains, sans doute joue-t-il à l’un de ses jeux débiles. Delphine s’approche encore un peu et aperçoit soudain les images sur le petit écran tactile. Elle reconnaît les clichés, anciens. Il a dû les numériser, les enregistrer…
Au rythme de ses sanglots, Théo fait défiler les souvenirs, le passé.
Lui et son père. Delphine adorait les photographier, les immortaliser.
Théo fait défiler les jours heureux. Ceux qu’on ne rattrape jamais.
Lorsqu’il rejoint sa mère dans la cuisine, Théo a séché ses larmes.
— Et ton contrôle de maths de ce matin, ça a marché ? demande Delphine. Tu ne m’as pas dit…
— Bof. Moyen. On mange quoi, ce soir ?
À ce moment précis, on frappe discrètement à la porte. Kilia se tient sur le seuil, un grand plat en faïence entre les mains.
— Merci ! lui dit Delphine en la faisant entrer. Je t’offre à boire ? Quelque chose de frais ?
— J’ai laissé la petite toute seule, je dois redescendre.
— Tu veux que je la garde, ce soir ? propose soudain Delphine.
— Non, je vais l’emmener à Ayo, comme d’habitude. Ça lui fait de la compagnie, tu sais…
Les habitants de l’immeuble ignorent tout ou presque d’Ayo. Même son âge reste un mystère. Peut-être une soixantaine d’années, peut-être plus. La seule chose dont Delphine est sûre, c’est qu’Ayo vient du Bénin. Certains disent qu’elle est une sorcière aux dangereux pouvoirs. Elle parle très bien le français mais ses paroles restent rares. Delphine a droit à un bonjour chaque fois qu’elle la croise. Un bonjour et un sourire, rien de plus.
Apparemment, elle est une nounou parfaite et Kilia lui apporte à manger tous les jours en échange de ses services. Car Ayo n’a pas de quoi se nourrir. Tout juste de quoi payer son loyer. C’est son fils qui passe, une fois par mois, lui donner de l’argent liquide. Les trois cents euros que ce marchand de sommeil réclame pour lui louer un studio plus petit encore que celui de Kilia.
Cet immeuble, c’est un peu la cour des Miracles. La plupart des locataires sont des étrangers en situation irrégulière. Seuls Delphine et Julien, un étudiant qui vit au deuxième, sont français.
— Bon, je file, dit Kilia en embrassant son amie. Si je suis en retard, l’autre con va encore gueuler !
L’autre con , c’est Chung, l’employeur de Kilia. Un esclavagiste, comme il en existe tant, patron d’une entreprise de nettoyage et qui fait bosser Kilia dans divers bureaux de la région parisienne. Un tiers de ses employées ne sont pas déclarées, ce qui allège ses charges sociales et lui permet de s’asseoir confortablement sur le Code du travail.
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