— C’est joli chez toi, dit Kilia.
— Ouais, mais ça me coûte la peau du cul, répond Delphine avec un sourire triste. Et c’est même pas un mauvais jeu de mots !
Enfin, Kilia sourit. Mais elle pourrait tout aussi bien pleurer.
— Il te demande quoi, exactement ?
Elles n’ont jamais vraiment abordé le sujet, Delphine étant toujours restée vague. Elle se sent mal à l’aise d’entrer dans le détail, même avec son amie. Sa seule amie.
— Il est très spécial, dit-elle. Vraiment spécial…
— J’en étais sûre ! balance Kilia d’un air écœuré.
Delphine raconte et la mine de Kilia s’assombrit davantage.
— Salopard, murmure-t-elle. Détraqué !
Et encore, Delphine évite de lui parler de leur dernière discussion. Des menaces proférées par leur cher propriétaire.
— Je survivrai, conclut-elle en allumant une cigarette.
Elle fume très peu, n’ayant pas les moyens d’assouvir ce vice. Elle propose une clope à Kilia, qui l’accepte avant de lâcher :
— J’ai un service à te demander. Un grand service…
— C’est quoi ?
Kilia soupire et se mure soudain dans le silence.
— Vas-y, parle, l’encourage son amie. Tu sais que tu peux me demander n’importe quoi…
Dans les yeux de Kilia, les larmes commencent à monter.
— J’ai quelque chose à faire, mais seule je n’y arriverai jamais. Alors, il faudra que tu sois là, avec moi…
Delphine hésite une seconde. Elle ne sait pas de quoi il s’agit et le regard de son amie l’effraie un peu. Pourtant, l’instant d’après, elle répond :
— Je serai là, avec toi.
L’inquiétude de Delphine grandit de jour en jour ; Maxence a changé. Il rentre tard, ne lui parle presque pas, l’écoute d’une oreille distraite et s’énerve pour des choses insignifiantes.
Pire encore, il ne la touche quasiment plus.
Quand elle le questionne sur son état, il élude, il esquive.
Peut-être a-t-il rencontré une autre femme ? Delphine vit dans l’angoisse, la peur de le perdre. Elle est prête à tout lui pardonner, mais comment survivrait-elle s’il l’abandonnait ? Comment vivre sans lui, comment respirer loin de lui ?
Elle ne dort pas la nuit, ni le jour, elle ne mange presque plus. S’il s’en allait, elle retournerait douze ans en arrière.
Delphine retournerait sur ce pont. Et cette fois, elle sauterait.
* * *
Delphine peine à monter les marches. Elle se sent épuisée et ce n’est pas seulement parce qu’elle n’a pas dormi de la nuit ou travaillé pendant des heures.
Souris, Delphine.
Aujourd’hui, c’était mission impossible. Il est des fardeaux trop lourds à porter.
Au troisième, elle entre sans frapper. Kilia est assise sur son matelas, les yeux dans le vague. Sur sa chaise, Ayo fixe le mur. D’une voix à peine audible, elle murmure quelque chose qui ressemble à une prière, une incantation. On dirait une veillée funèbre.
Delphine s’installe près de son amie, pose une main sur son épaule.
— Tu veux que je prépare du café ? propose-t-elle d’une voix douce.
— Non, merci, répond Kilia.
Le silence, encore. Même les bruits du dehors ne parviennent pas à l’étouffer. Il est si lourd que Delphine ouvre la fenêtre. De toute façon, il n’y a pas de chauffage dans cet appartement sordide. Cet appartement vide. Plein de souvenirs, de chagrin.
Delphine s’agenouille en face de son amie. Leurs regards se croisent, se mélangent. Que lui dire ?
Rien. Delphine ne trouve rien à dire.
Elle voudrait simplement lui crier son admiration, mais aucun mot ne vient. Alors, elle la prend dans ses bras et la berce doucement.
« Elle s’appelle Aïssata, elle a quinze mois. Elle est atteinte de saturnisme, mais je ne pouvais pas l’emmener à l’hôpital et c’est pour ça que je vous la laisse. S’il vous plaît, soignez-la vite, soignez-la bien.
S’il vous plaît, prenez soin d’elle.
Elle adore son ours en peluche, alors ne les séparez jamais, je vous en prie.
Il faut que vous sachiez que je l’ai toujours aimée et que je l’aimerai toujours. Lorsqu’elle sera plus grande, dites-lui tout ça. Dites-lui bien.
Sa maman »
5 heures du matin, parvis d’une église, la nuit dernière.
Dernière nuit avec Aïssata.
Deux femmes, des larmes.
Je serai là, avec toi.
Il y a des promesses difficiles à tenir. Pourtant, Delphine a tenu la sienne.
Non, Maxence n’a pas de maîtresse. Seulement une ennemie.
Leucémie.
Après le choc, Delphine s’est relevée, prête à se battre à ses côtés. Maxence va guérir, Maxence ne peut pas mourir. Ils ont tant de projets, tant d’avenir. Tant à vivre et à construire.
Ils ont tant de paroles à se dire, de regards à échanger, d’amour à faire.
Et puis ils ont Théo.
Maxence promet qu’il va lutter, gagner.
Et Maxence tient toujours ses promesses.
* * *
Delphine finit de s’habiller avant de descendre au troisième. Aujourd’hui, c’est dimanche et elle a la chance de ne pas travailler. Théo est parti tout le week-end chez un copain, elle a donc une journée de libre.
Elle entre chez Kilia, où le silence est toujours aussi pesant.
C’était il y a dix jours et, grâce à un article de journal, elles sont désormais certaines que la petite Aïssata a été prise en charge quelques heures à peine après qu’elles l’ont laissée devant l’église. Elles sont sûres qu’elle va bien, qu’elle va être soignée. Mais guérira-t-elle de cet abandon ?
Kilia est devant sa gazinière, en train de préparer à manger pour cinq. Elle joue les mères de famille alors qu’elle a perdu tous ses enfants. Ayo, les yeux fermés, continue à prier.
Sans doute pour l’avenir d’Aïssata. À moins que ce ne soit pour son propre fils, toujours porté disparu.
— Bonjour ! lance Delphine.
— Salut, répond Kilia d’un air maussade.
Delphine observe son amie quelques instants. Visage marqué, mâchoires serrées, ça fait sans doute dix jours qu’elle ne dort plus, qu’elle ne mange plus.
— Habille-toi ! dit Delphine.
— Je suis déjà habillée, rétorque Kilia.
— On sort.
— Où on va ?
— Tu verras. Allez, habille-toi !
— J’ai pas trop envie…
— Arrête de discuter, ordonne Delphine.
Sans aucune joie, Kilia s’exécute. Avant de quitter l’appartement, elle prépare une assiette pour Ayo, qui ne semble toujours pas avoir retrouvé la parole. Une fois dans le couloir, Delphine demande :
— Comment elle va ?
— Depuis qu’Aïssata est partie, elle ne dit plus un mot. J’ai pas eu besoin de lui expliquer, elle a compris. Et je crois que ça lui a vraiment fait du mal…
Quand elles rentrent, il est près de 19 heures. Une belle journée, voilà ce qu’elles ont partagé. Se promener dans Paris, jardin du Luxembourg, quais de Seine, grande roue de la Concorde, Tuileries. Déjeuner sur la terrasse d’un petit restaurant au milieu des arbres et près des bassins.
Arracher à Kilia un regard émerveillé, un sourire, une confidence. Voler à la vie quelques instants de liberté, de légèreté. Oublier, le temps d’une journée, les vents contraires.
— Merci, murmure Kilia avec des larmes plein les yeux. C’était bien…
— On le refera, assure Delphine. On le refera souvent, tu verras. Et je voulais te dire que… Que tu as pris une décision courageuse, admirable. Tu as fait ce qu’il y avait de mieux pour elle. Tu lui as offert un avenir. Tu as été une mère formidable, n’oublie jamais ça. Jamais…
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