Kilia s’éloigne en lui adressant un dernier sourire. Elle sera de retour vers 2 ou 3 heures du matin, comme six nuits sur sept.
Porter son nom.
Porter son enfant.
Quand Delphine lui apprend la nouvelle, elle voit un chapelet d’émotions défiler dans ses yeux. Stupeur, joie, angoisse. Sentiments mêlés, drôle de mélange. Maxence la prend dans ses bras, la serre contre lui.
Cet enfant, ils ne l’attendaient pas. En cet instant, a-t-il peur de l’avenir ? Peur de ne pas être à la hauteur ?
Delphine scrute le regard de celui qu’elle aime à la recherche d’une réponse. Alors, il lui murmure que c’est le plus beau jour de sa vie, qu’il est l’homme le plus heureux du monde. Pour le rassurer, Delphine lui répond qu’il sera un père merveilleux.
Delphine vient d’avoir vingt ans. Elle a oublié qu’elle voulait mourir, même si elle ne peut oublier combien elle a souffert.
Delphine vient d’avoir vingt ans. Elle rêve d’avenir, de bonheur, d’amour éternel. De construire un foyer différent de celui qui l’a vue naître et grandir.
Elle se blottit dans les bras de l’homme qui l’a arrachée aux Enfers. Sans se douter que c’est lui qui l’y précipitera à nouveau…
* * *
— Souris, Delphine, chuchote Éric au creux de son oreille.
Alors, Delphine sourit. Un sourire qui disparaîtra dans vingt secondes, lorsqu’elle aura oublié la consigne.
Aujourd’hui, elle est en caisse. Toujours mieux que la cuisine ou la friteuse. Moins salissant. Lorsque le rush sera passé, elle ira en salle nettoyer les chiottes et les vitres du restaurant.
Pour le moment, les clients se pressent devant sa caisse et Delphine enchaîne les gestes routiniers qu’elle connaît par cœur. Prendre la commande, essayer de caser un produit supplémentaire. Ils appellent ça la vente suggestive.
Un dessert ? Une boisson ?
Tout ça sous la surveillance rapprochée d’Éric, le manager. Le mec en chemise beige qui pense diriger un empire, même s’il n’est que petit chef dans la restauration rapide. Ce type et ses congénères maîtrisent l’art de se donner de l’importance alors qu’ils sont minuscules…
Delphine travaille ici depuis presque deux ans et n’a jamais voulu grimper les échelons. Parce qu’il faudrait alors bosser douze heures par jour payées sept. Parce qu’il faudrait se mettre à plat ventre devant le manager ou le premier assistant du patron. Et surtout parce qu’il faudrait dénoncer ses collègues à la moindre incartade. Ils appellent ça le management à l’américaine.
Lorsque Maxence est parti, Delphine n’a trouvé que cet emploi, à mi-temps mais en CDI. Vingt heures par semaine et des horaires variables, qui s’adaptent à peu près aux employés. Ainsi, Delphine ne fait pas la fermeture du restaurant et peut rester auprès de son fils.
Ici, ils n’exigent pas de diplômes, pas d’expérience. Ils vous préfèrent vierges pour pouvoir vous former, vous modeler. Vous formater.
Lorsqu’elle est arrivée, Delphine a dû visionner des films expliquant aux nouveaux venus comment fabriquer un hamburger, faire cuire les frites, assembler une salade qui arrive en pièces détachées. Comment on parle aux clients, comment on leur sourit pour embellir leur journée et leur faire oublier qu’on est en train de les empoisonner.
— Souris, Delphine, répète discrètement Éric. Souris, nom de Dieu !
Ne pas oublier de sourire, même si on a envie de chialer. Regarder l’heure en se disant que ce sera bientôt terminé. Mais que ça recommencera demain. Et après-demain.
Que ça ne finira jamais…
Quand Delphine pénètre dans l’immeuble, il est 16 heures. Elle s’arrête au troisième et entre chez son amie. Kilia est dans sa cuisine , en train de préparer le repas du soir avec les moyens du bord.
— Salut, ma belle, murmure Kilia.
La petite Aïssata dort sur son matelas, serrant l’ours aveugle dans ses bras. Sur une chaise, Ayo est assise, silencieuse. Il y a une semaine, Kilia l’a trouvée sur le trottoir, en bas de l’immeuble, ses quelques affaires près d’elle. Son fils n’est pas venu depuis deux mois, elle ne pouvait plus payer le loyer. Alors, Laurent l’a foutue dehors. À la rue, sur le trottoir.
Kilia n’a pas hésité une seconde et l’a récupérée. Elle a installé son matelas près du sien, a fait une petite place sur les étagères pour qu’elle puisse y ranger ses maigres souvenirs.
Traumatisée, Ayo ne parle presque plus et passe ses journées à regarder les murs, le plafond, le sol. La nuit, elle parvient encore à veiller sur la petite, mais Kilia est inquiète.
— C’est jour de lessive ! chuchote Delphine.
— Si ça t’embête, je laverai à la main, dit Kilia d’un air gêné.
— Tu rigoles, non ? File-moi ton linge, et vite !
Kilia attrape un sac-poubelle qui fait office de bac à linge sale et le tend à Delphine. Kilia n’a jamais eu de machine à laver et la laverie automatique est une dépense inutile depuis que Delphine a acheté une machine d’occasion. Une machine qui lave et sèche le linge. Une merveille.
— Tu as le temps pour un café ? propose Kilia.
— Ouais, répond Delphine. Volontiers…
— Pas trop dur, le job ?
Delphine hausse les épaules et s’assoit par terre.
— Si un jour je trouve un autre boulot, je jure sur la tête de mon fils de ne plus jamais bouffer de hamburger de ma vie ! Je dois puer la frite, non ?!
— Oh oui !
Le rire de Kilia s’envole jusqu’au ciel.
Pourtant, Aïssata ne se réveille pas.
Pourtant, Ayo ne réagit pas.
Pendant une demi-heure, les deux jeunes femmes parlent de tout et de rien. Des enfants, des hommes, de la vie.
Cette chienne de vie.
Leurs angoisses qui persistent, les rêves qui s’effritent. Le passé qu’on porte comme un fardeau. L’avenir, qu’on peuple d’incertain. Les blessures qu’on transforme en forces, les offenses qu’on aimerait oublier et les victoires dont on veut se souvenir à jamais.
Elles rient, elles pleurent. Elles sont vivantes.
Avec son accent mélodieux, s’aidant parfois de mots d’anglais, Kilia raconte l’Afrique, son Afrique. Son pays natal, la Somalie, décor magique, misère tragique. Sa tante qui l’a excisée quand elle avait sept ans, ses parents qui l’ont forcée à se marier avec cet homme qui lui a fait trois enfants avant de se tirer comme un voleur. Un lâche.
Kilia parle de ses fils, qu’elle ne reverra sans doute jamais. Que deviendront-ils ? Se souviennent-ils de leur mère ? Le plus âgé avait cinq ans, le plus jeune en avait trois. Et chaque nuit, Kilia rêve d’eux.
Delphine aussi, parle beaucoup. Du chagrin, des insomnies. De la honte.
Et puis il faut se séparer. D’un regard, d’un mot, d’un geste, elles se disent toute l’amitié qui les unit.
« Quand Théo aura trois ou quatre ans, on partira d’ici. »
Maxence a un emploi stable, un bon salaire. Mais il souhaite une autre vie pour eux. Alors, il met de l’argent de côté car, avec Delphine, ils rêvent de quitter Paris pour s’installer dans le sud de la France. Ouvrir un gîte dans le Luberon, un endroit protégé où Théo pourra grandir dans les meilleures conditions. « On sera bien là-bas », professe-t-il avec des étoiles plein les yeux.
« Avec toi, je suis bien n’importe où ! » répond Delphine.
Il est sa maison, son pays, son socle. Sa raison de vivre.
Le suivre, n’importe où.
Le suivre, c’est tout.
* * *
Mercredi après-midi, il est bientôt 15 heures. L’heure de payer le loyer, ou du moins une partie.
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