Lorsqu’elle y réfléchit, Delphine se dit qu’on a toujours le choix, qu’elle aurait pu trouver une autre solution. Qu’elle aurait pu éviter de s’abaisser de la sorte.
Oui, ils auraient pu quémander une place dans un foyer.
Oui, ils auraient pu louer une cave ou un garage quelque part en banlieue.
Mais non, Théo ne mérite pas cette enfance-là. Il vaut bien ce sacrifice. Pour Delphine, il vaut tous les sacrifices. Et puis après Maxence, son corps n’avait plus d’importance. Plus de valeur. Il ne servait plus à rien, finalement.
Alors, autant qu’il serve à payer le loyer.
Quand Laurent arrive, il a sa tête des mauvais jours. Aujourd’hui, ce sera pire que d’habitude. Ses instincts sadiques seront décuplés, ses exigences insatiables.
Les menottes, les insultes. Il lui crache même dessus. Alors, Delphine tente de s’enfuir loin de cette chambre. Delphine tente de trouver refuge dans les bras de Maxence.
Il était si tendre, si doux, si attentionné. Il était le contraire de ce salopard de propriétaire.
Il était tout. Il n’est plus là.
Delphine se rhabille en silence, Laurent sort de la douche. Tandis qu’il se sèche, il fixe sa locataire.
Regard mauvais.
— Je peux te foutre dehors quand je veux, rappelle-t-il sèchement. Quand je veux… Alors tu as intérêt à faire un effort. Sinon, tu te retrouves à la rue avec ton môme… C’est compris ?
Delphine sent la peur dynamiter ses entrailles. Puis c’est la colère. Sans doute qu’il ment. Sans doute a-t-elle des droits.
Elle s’approche de lui, lentement, le regardant dans les yeux.
— Si tu fais ça, je te balance aux flics, murmure-t-elle. Aux flics et au fisc.
— Vraiment ?
Il arbore un sourire inquiétant, elle sent la peur revenir en force.
— Tu l’aimes bien, Kilia, non ? dit-il calmement. Ce serait dommage qu’elle prenne le premier charter, tu ne crois pas ?
Théo bassine sa mère depuis des heures. Alors qu’elle aurait tant besoin de calme et de repos.
Théo veut un smartphone. Et pas n’importe lequel. Parce que tous ses copains en ont un.
Delphine devrait refuser, lui expliquer que c’est une dépense qu’elle ne peut se permettre.
Mais Delphine cède. Simplement pour voir Théo sourire. Parce que depuis que Maxence n’est plus là, les sourires de son fils sont des trésors aussi rares que précieux.
Théo a huit ans et, finalement, ils ne sont pas partis. Ils n’ont pas renoncé à leurs rêves, les ont juste reportés. Ils sont jeunes, ils ont le temps.
Toute une vie.
Maxence continue à travailler dans son entreprise, où il a pris du galon. Il est un peu trop absorbé par son boulot et, ces derniers temps, Delphine le trouve irascible. Alors que c’est un grand sportif, il ne va plus courir le soir. Lorsqu’il rentre, il s’allonge sur le canapé et, parfois, s’endort avant le dîner. Delphine s’en inquiète, Maxence la rassure d’un sourire, d’une parole.
Fatigue passagère, surmenage au bureau, rien de bien méchant.
« Tout va s’arranger, ma chérie. »
Maxence est un roc. Un pilier, une montagne. Rien ne peut le détruire.
Rien ne peut nous détruire.
* * *
Théo n’a pas lâché son Samsung depuis une heure. Depuis que Delphine le lui a offert. Quand elle avait l’âge de son fils, les smartphones n’existaient pas. Mais s’ils avaient existé, on ne lui en aurait pas offert. De toute façon, elle n’aurait pas su qui appeler.
Elle ouvre le frigo et pioche dedans pour le repas du soir. Deux steaks hachés en barquette et une jardinière de légumes préparée la veille. Finalement, elle ne fait cuire qu’un seul des deux morceaux de viande et la moitié des légumes. Le reste retourne au frigo, pour le lendemain. Pour Théo.
Deux cent quatre-vingt-dix-neuf euros. C’est le prix du smartphone dont son fils rêvait. Alors Delphine se contentera d’un morceau de pain et d’un yaourt.
Ils passent à table et Théo garde le portable à côté de lui. Si sa mère lui avait offert un petit chat, il ne s’en serait pas mieux occupé.
— Tu manges pas ? s’étonne l’adolescent.
— J’ai pas trop faim, prétend Delphine avec un sourire triste.
— Papa te manque ?
Surprise, Delphine dévisage son fils. C’est si rare qu’il aborde le sujet.
— Oui, il me manque, murmure-t-elle.
— À moi aussi.
— Je sais, mon chéri… je sais.
— Toi aussi, ton père était pas là, hein ?
De plus en plus étonnée, Delphine met une seconde à répondre. Son passé, elle ne l’évoque pas souvent.
— C’est vrai… il est mort quand j’avais deux ans. Crise cardiaque… Je ne me souviens même pas de lui. Toi, au moins, tu l’as connu. Tu as eu cette chance.
Il hausse les épaules, regarde ailleurs.
— J’sais pas si c’est une chance. Ça fait encore plus mal quand on l’a connu…
Ils gardent le silence de longues minutes, comme si le fantôme de Maxence se tenait entre eux. Puis Delphine débarrasse et apporte le dessert à son fils.
Visiblement, la discussion est terminée. Rien à ajouter. Alors, Delphine part dans ses souvenirs, bien malgré elle. Il paraît que son père était un homme drôle, courageux, honnête et gentil. Mais comment en être sûre ? Elle ne possède de lui qu’une seule photo qu’elle conserve religieusement depuis des années dans son portefeuille. Elle l’a plastifiée, de façon à ce qu’elle ne s’altère pas avec le temps.
Delphine quitte la table et attaque la vaisselle pour que son fils ne voie pas son malaise grandissant. Les souvenirs affluent ; vague haute, sombre et peuplée de naufragés.
Le jour de ses neuf ans, sa mère lui présente un homme. Il s’appelle Gérard, il est un peu plus vieux qu’elle. Tout en séduction, en paroles, en attentions.
L’homme idéal.
Elles quittent leur petit appartement du Val-de-Marne pour aller s’installer chez lui, dans son cinq pièces avec terrasse au centre de Paris. Sa mère ne cesse de répéter qu’elles ont de la chance qu’il soit entré dans leur vie. Pourtant, c’est à cause de lui que celle de Delphine a basculé.
Au début, c’était des gestes de tendresse. Des jeux.
Oui, il aimait jouer avec elle. Et Delphine n’osait rien dire.
Pendant des années, elle s’est tue, tandis que son père de substitution accentuait chaque jour un peu plus l’emprise qu’il avait sur sa mère.
Elle le vénérait, l’adulait, l’idolâtrait. C’était un dieu, un homme parfait. Elle n’a jamais compris une chose, pourtant essentielle : s’il s’est marié avec elle, c’est parce qu’elle avait une fille.
Alors, quand Delphine a enfin eu le courage de dévoiler son secret, sa mère ne l’a pas crue. Gérard a dit que c’était la crise d’adolescence, le manque de son vrai père. Le traumatisme de sa disparition brutale qui ressurgissait des années plus tard. Sa propre mère l’a prise pour une menteuse, une mythomane. Et Delphine a plongé, jour après jour. Jusqu’à atteindre le fond.
Jusqu’à atteindre ce pont, au-dessus de l’autoroute.
— Il est cool, ce portable ! dit Théo avec un large sourire. Merci, m’man !
— De rien, mon fils…
* * *
Milieu d’après-midi, Kilia est montée chez Delphine pour l’aider à faire le ménage à fond. Aïssata dort dans la chambre de Théo, son ours aveugle dans les bras.
Aujourd’hui, Kilia ne sourit pas. Elle est sombre, comme si elle venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. Pourtant, les mauvaises nouvelles, elle en a l’habitude.
Delphine propose une pause-café et les deux femmes s’assoient dans le living.
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