Maintenant, il leur faut tout recommencer. Retrouver leur gibier en fuite, armé qui plus est.
Maintenant, ils approchent de la route. De la catastrophe.
À cause de ce jeune con, incapable de maîtriser une gonzesse épuisée.
Margon observe les réactions de Katia. Semblant avoir flairé quelque chose, elle suit une piste. Un sanglier, un chevreuil, un lièvre ? Une photographe ? Comment savoir ?
Elle n'est pas loin, pourtant. Elle n'a pas pu prendre beaucoup d'avance. Trois bonnes minutes, à tout casser.
Autant dire rien.
Sauf que le terrain joue en sa faveur ; végétation dense, emmêlée, dénivelée chaotique. Que d'endroits pour se planquer !
Si ça se trouve, ils sont passés tout près d'elle sans la voir. Mais Katia l'aurait sentie, sans doute.
Quoiqu'elle soit dressée au gibier, pas au photographe en fuite.
Putain de journée…
*
17 h 00
Sarhaan s'immobilise. Il vient juste de comprendre. Comme une lumière qui se serait allumée dans son cerveau. Tilt.
Rémy lui a offert sa vie.
Il se retourne, se heurte au désert végétal, hostile. Envie de chialer. De hurler. De tout abandonner.
Faire marche arrière pour récupérer Rémy ? Il ne sera plus là où il l'a laissé, sans doute parti en sens inverse pour attirer la meute à ses trousses, pour jouer la diversion.
C'est pour cela qu'il m'a insulté, frappé. Il savait que ce serait l'unique moyen pour que je me sépare de lui. Et moi, j'y ai cru.
L'épuisement, la peur. Voilà ce qui a obscurci son jugement.
Il s'en veut. À mort.
Alors, le brave Sarhaan se met à sangloter.
Enfant terrorisé, triste, coupable, qui s'écroule à genoux face à un arbre, front posé sur l'écorce. Se laissant submerger par une infinie détresse.
Les aboiements se sont éloignés.
Ils sont si près de Rémy, désormais.
Tandis que Sarhaan pleure toutes les larmes de son corps, avec l'impression horrible d'avoir tué pour la seconde fois.
*
Diane s'est assise derrière un vieux muret à moitié délabré, qui autrefois délimitait sans doute un domaine. Elle essaie de reprendre son souffle, respirant avec difficulté. Avec douleur.
Avec acharnement.
Malgré la température qui tombe rapidement, son front est moite. Elle boit les dernières gouttes contenues dans sa gourde puis consulte sa carte déchirée, l'oreille aux aguets, le cœur en alerte.
Bientôt, le crépuscule la rattrapera.
Puis la nuit. Avec son cortège de silhouettes effrayantes, de bruits non identifiés, de peurs d'enfant. Avec son froid, mortel. Elle se relève, toujours sur ses gardes. Calme étrange.
Seulement le vol rapide, furtif, d'un gracieux pèlerin se faufilant entre les arbres ; regard acéré, serres d'acier, équilibre parfait.
Seulement les pas lointains d'une biche. Si discrète que Diane ne la verra pas.
Seulement la vie, toujours présente, jamais ostentatoire que recèle cette forêt, tel un trésor. Cette forêt qui deviendra peut-être sa dernière demeure.
Son caveau, sa sépulture.
L'endroit où elle tombera dans l'oubli.
Elle se remet en marche. Son pied dérape, sa cheville se tord, puis son genou.
Elle chute, se relève. Récupère le fusil qu'elle comprime dans sa main gauche.
Si j'en vois un, je tire. Même si je n'ai plus qu'un seul bras.
S'ils m'approchent, je les bute, l'un après l'autre. Je les massacre tous… Légitime défense. Violence légitime.
*
17 h 15
Rémy ne pensait plus pouvoir avancer. Avancer, encore.
Vers la mort.
Il ne pensait pas, un jour, trouver le courage de creuser sa propre tombe.
Les hurlements sont proches, maintenant. Là, juste derrière lui.
Comme une brûlure intolérable dans son dos ; une musique infernale dans ses oreilles. Là, si près… Il se retourne. Rien. Avancer, encore.
Avec deux morceaux de bois en guise de béquilles, il marche. Il ramperait, s'il le fallait.
Les éloigner le plus possible de Sarhaan. Les emmener de l'autre côté.
Il se doutait que les chiens suivraient sa trace. Celle du sang.
Il a même frotté sa jambe au bas d'un tronc d'arbre, sur des buissons, pour les décider, les exciter. Les tromper. Les clébards ont mordu à l'hameçon, il a gagné. Rester avec son ami, c'était le condamner. Il entend une voix, lointaine. Un suiveur, un chasseur. La horde est sur ses talons…
Mais Rémy est loin. Si loin de ces bois hantés, de cette traque sans pitié.
Il est avec sa fille, sa petite Charlotte. Visage délicat, voix fluette. Rire généreux.
Yeux immenses, reflétant le bleu d'un ciel inconnu.
Il corrige le passé, l'arrange à sa façon. L'embellit, l'adoucit.
Se ment, se raconte une histoire qui n'est pas la sienne. Tant pis, il peut bien s'offrir ce luxe, à présent. Un des bâtons se casse, il tombe. N'a plus la force de se relever. C'est fini.
17 h 20
— Papa, pourquoi les oiseaux volent et moi pas ?
En voilà, une drôle de question ! Mais les gosses ont toujours de drôles de questions ! Reste aux parents à trouver les réponses, ce qui n'est pas toujours aisé… Enfin, là, c'est plutôt facile.
— Les oiseaux ont des ailes, mais toi non ! Alors, forcément, tu ne peux pas voler…
— Mais pourquoi j'ai pas d'ailes ?
Évidemment, celle-là, fallait s'y attendre !
— Parce que tu n'es pas un oiseau, ma chérie ! Moi non plus, je n'en ai pas ! Tu es une petite fille. Et une petite fille, ça marche, ça court, mais ça ne vole pas.
Les chiens sont les premiers à arriver sur les lieux.
Éclaireurs des ténèbres. Prémices de la curée. Ils encerclent la proie, la reniflent de près, glapissent de plaisir.
Devoir accompli.
Certains repartent en arrière pour aller clamer leur victoire, alerter leur maître vénéré. D'autres décrivent des cercles autour du corps immobile.
Rémy n'ouvre pas les paupières pour autant.
Il refuse de quitter cette place ; près de la fontaine, là où picorent les pigeons affamés. Là, sur cette place, où il tient la main de Charlotte.
Où il est heureux, sans même le savoir. Non, à l'époque, il ne s'en rendait pas compte.
Pauvre con.
Le bruit des sabots, maintenant. Sauf que les chevaux n'arriveront pas jusqu'ici. Ces salauds de chasseurs seront obligés de finir à pied.
— Papa, pourquoi j'ai pas un petit frère ?
Aïe ! Là, ça devient plus délicat. Et ça n'a aucun rapport avec les pigeons, en plus… Sauf qu'un jeune garçon leur lance du pain, c'est sans doute la raison de cette interrogation saugrenue.
Rémy feint de ne pas avoir entendu, entraîne Charlotte vers le square tout proche. Mais la question retombe, quelques secondes plus tard. Agrémentée d'une précision assassine.
— Maman, elle dit que c'est toi qui veux pas !
Maman dit ça ?! Merde. C'est la vérité, pourtant.
Plus tard, toujours plus tard. Ce n'est pas le bon moment pour un deuxième. Attendons. Attendons quoi ?
Le bruit des pas, d'une armée de bottes, d'une légion satanique. Entre deux hurlements de clébards surexcités.
Il ne lui reste plus beaucoup de temps pour trouver la juste réponse. Quoi de mieux qu'une autre question ?
— Tu aimerais un petit frère ? Et pourquoi pas une petite sœur ?
Charlotte hésite. Réfléchit. Cogite.
— Je sais pas !
— Remarque, tu ne peux pas choisir ! On ne peut pas choisir entre une fille et un garçon ! C'est la surprise !
Voilà, il a déjoué le piège avec finesse, fier de lui. Il faudra tout de même qu'il ait une discussion avec sa femme en rentrant !
Il est mort !
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