Le Lord troque son pur-sang contre une Jeep, dans laquelle il invite l'Autrichienne à prendre place. Delalande et deux des suiveurs choisissent une autre voiture. Ils s'élancent à leur tour sur les terres qui bordent l'immense propriété.
Sam Welby, lui, jette l'éponge et regagne le manoir pour cuver sa crise de nerfs.
Le Lord ne sourit plus, non. C'est la première fois qu'un gibier parvient à se faire la belle. Le préposé au portail et caméras de surveillance aura de ses nouvelles, une fois ce contretemps réglé. Relié par radio aux autres chasseurs, le Lord met en place une souricière.
Le Black n'a pu engranger beaucoup d'avance ; il faut donc l'enfermer dans un périmètre, l'encercler afin qu'il ne puisse regagner la civilisation ou se fondre dans les bois avoisinants. Trois hommes à pied sont également sur le terrain, avec les chiens en laisse. Ces fameux limiers qui commencent cependant à montrer des signes de fatigue. Qui aimeraient regagner leur cage. Bouffer, boire et dormir.
La proie ne peut leur glisser entre les doigts avec ce dispositif.
Impossible.
L'Autrichienne a posé son arbalète sur ses genoux, elle scrute les alentours, prête à s'offrir une cible supplémentaire. Du rab, un joli dessert. Un supplément sans augmentation de prix. Elle semble plutôt excitée par la tournure que prennent les choses.
Le Lord ne lui adresse plus la parole, concentré sur cet épineux problème. En ce samedi, le fugitif peut rencontrer cueilleurs de champignons, promeneurs, VTTistes… L'heure tardive est un atout, mais le risque existe.
Soudain, le Lord sent une main sur sa cuisse. Il tourne la tête vers sa passagère, qui lui sourit, se montre plus aventureuse.
— Plus tard, dit-il simplement.
Elle acquiesce d'un gracieux mouvement de tête.
Mais laisse sa main posée en terrain conquis.
*
17 h 50
Les cris de la jeune femme ne leur ont pas échappé ; Katia a dressé l'oreille, la troupe des chasseurs s'est arrêtée.
— Putain, elle est pas loin, murmure Roland Margon. Là, un peu plus haut, sur la route…
— Faut se magner, ajoute Séverin. Si elle trouve une bagnole, on est cuits…
— Va dire ça à ton dégénéré de fils ! rétorque froidement le pharmacien.
Gilles sort de ses gonds, comme un diable jaillit de sa boîte en carton ; ça n'effraie personne.
— Arrête avec ça, merde ! J'vais te la retrouver moi, cette salope ! Et je vais nous en débarrasser !
Margon sourit, cruel, tout en se remettant à marcher en direction de la route.
— T'as même plus ton arme, espèce de crétin !
— Pas besoin de fusil, j'vais l'étrangler de mes propres mains !
Cette dernière réplique jette un froid. Séverin Granet fixe sa progéniture d'un drôle d'air.
L'étrangler, comme… Julie ?
Mais la progression continue.
Après tout, ils sont tous devenus des tueurs en ce beau jour d'octobre. Alors, que l'un d'eux en soit à la récidive n'a plus guère d'importance.
Ils en sont arrivés à un stade ultime, terrible : ils relativisent.
Ils ne peuvent plus faire marche arrière, sinon en sacrifiant leur vie, leur honneur, leur confort. Ils ont dépassé les limites, atteignant le point de non-retour.
Ils sont des meurtriers, à présent. Quoi qu'ils fassent ou disent, ils ne sont plus que des assassins.
Des assassins soudés par un effroyable secret qui les enchaînera jusqu'à la mort.
Mais le plus difficile, ce sera après.
Vivre avec.
18 h 00
Le jour commence dangereusement à décliner sur la Sologne profonde. Un engoulevent se réveille, un geai s'endort.
Et Sarhaan court toujours.
Ses pieds heurtent les pierres, s'embronchent dans les racines ; ses chevilles se foulent dans les pièges multiples ; son cœur est au supplice, ses poumons lui semblent trop petits, l'oxygène trop rare.
Il entend le ronronnement infernal des 4x4 qui tournoient autour de lui comme des insectes géants.
Il entend, encore et toujours, les complaintes des chiens flairant sa trace.
Sangsues acharnées.
Il entend les chuchotements de la mort, impatiente de le prendre.
Tu vas payer… Tu dois mourir… Comme celui que tu as tué…
Il entend la peur qui l'étreint, empoisonne son sang déjà rendu toxique par l'effort brutal. Pourtant, il court.
Il débouche soudain sur une piste en terre, hésite à la traverser. Il regarde à gauche, à droite…
La Jeep, arrêtée, tapie au bout de l'allée, juste avant le virage.
La flèche qui siffle, l'impact dans l'arbre à quelques centimètres de lui.
Il crie, rebrousse chemin.
Non, Rémy, je ne m'en sortirai pas. Je ne reverrai jamais mon pays, mes frères, mes sœurs. Je ne reverrai jamais Salimata ! Bientôt, je ne verrai plus rien… Pourtant, Sarhaan court toujours.
*
Diane se sert du fusil comme d'un étai. Les branches froides et élastiques des arbustes fouettent son visage brûlant, ses mollets durcis, ses cuisses douloureuses.
La nuit, bientôt.
La mort, bientôt.
Non, le hameau n'est plus très loin. Tu peux y arriver, ma vieille… Tu peux…
Dans le crépuscule qui l'encercle, elle devine quelque chose d'anormal. Des ombres qui ne sont pas végétales.
Elle met quelques secondes à réaliser.
Eux aussi l'ont vue.
Ils sont là, tout près, seulement séparés d'elle par quelques arbres, quelques buissons. Quelques mètres.
Diane ne sait plus. Reculer, avancer, tirer ? Mourir ?
*
18 h 05
Le Lord et l'Autrichienne ont jailli de la Jeep, se sont élancés aux trousses de leur dernier gibier, comme un couple de fauves affamés.
Cannibales.
Ils sont juste derrière lui, sur ses talons. Sentent même les effluves de sa peur.
Ça les excite, ça les rapproche. Ça les unit.
Armés jusqu'aux dents, ils savent que le Black leur appartient. Ce n'est plus qu'une question de secondes, désormais. De minutes, à la rigueur.
Sarhaan se dirige droit sur un autre groupe, celui de Delalande qui attend de pied ferme sa proie achetée si cher.
Il ne s'en sortira pas, pris au piège dans un étau qui va le broyer, l'anéantir.
Diane fait deux pas en arrière.
Ils ne vont pas tirer, elle le sait. Ils vont seulement se saisir d'elle, la conduire de force vers sa tombe.
Elle brandit l'arme devant elle, pose son doigt sur la détente. Elle essaie de se servir de sa main droite pour maintenir le fusil à l'horizontal.
Sans aucune hésitation, elle appuie. Le bruit, assourdissant, lui percute les tympans. Le choc, violent, la force encore à reculer de deux pas.
Les chasseurs se déploient pour l'encercler, disparaissant derrière les silhouettes inquiétantes des arbres. Visiblement, elle n'a touché personne.
Alors, Diane pivote sur elle-même et se remet à courir.
*
Sarhaan zigzague, slalome entre les pins. Les chasseurs en face, les chasseurs derrière, les chasseurs à gauche… L'étreinte mortelle se resserre, l'asphyxiant lentement. Une armée de serpents qui l'étranglent.
Mais il court, bondissant par-dessus les obstacles, se jouant des pièges.
Il sait qu'il n'a plus beaucoup de temps. Que son cœur va lâcher, son corps refuser.
Une seconde flèche le frôle, se plante dans la terre.
Ne le ralentit même pas.
Il débouche sur une piste, aux abois, à bout de souffle, de force, de volonté. Il entend un bruit familier derrière lui, celui d'un 4x4, se retourne…
*
Diane est au milieu de la route. Elle voudrait courir mais n'y parvient plus. Elle voudrait espérer mais n'y croit plus.
Читать дальше