Que la joie est éphémère, la douleur infinie.
Que le bonheur est de secondes, la souffrance d'éternité.
Sur un journal intime, soigneusement caché, elle a griffonné un jour : la douleur n'a pas de limites contrairement au bonheur.
Ça lui semblait un résumé parfait, comme le rapport du légiste après une autopsie.
Mais quelques heures plus tard, elle a repris son stylo, pour ajouter, juste en dessous : Je me suis trompée ; douleur et bonheur ont tous les deux une même limite : la mort.
Elle n'a plus jamais rien écrit sur ce journal. Ni sur aucun journal. Comme si elle avait effectué le tour de la question essentielle. Cruciale.
De plus en plus mal dans sa carapace de chair, elle avait alors appris à chérir la solitude.
De force.
Car les autres ne semblaient pas l'aimer, même pas la voir d'ailleurs. Elle se sentait transparente et épiée à la fois.
Drôles d'impressions inextricablement mélangées… Elle se trouvait maladroite, moche, décalée. Recalée.
Chaque fois que quelqu'un la regardait, elle avait le sentiment que c'était avec mépris ou raillerie. Il ne pouvait en être autrement. Pourquoi ?
Aucune raison apparente. Paranoïa chronique ?
Non. Simples difficultés à s'intégrer ; à s'identifier à ses semblables.
Semblables, vraiment ?
Ils ne s'approchaient pas d'elle, ça la rendait malheureuse. Ils s'approchaient d'elle, ça lui faisait peur. Ça lui faisait mal.
Patiemment, elle bâtissait des refuges, des cocons douillets.
L'isolement où elle pouvait enfin exister sans craindre d'être jugée, voire condamnée ; les livres, les films où elle se prenait pour l'héroïne. Ou même pour le héros.
Car elle aurait aimé être un homme.
Oui, elle aurait préféré. Cependant, Diane n'a jamais renié sa féminité.
Mais être un mec, c'est mieux, elle en reste persuadée. Ça fait partie de ses certitudes inébranlables.
Dommage, elle ne pourra jamais vérifier si elle a tort ou raison !
Devenue une jeune fille, elle a continué sa quête d'elle-même. Études médiocres, petits boulots sans grand intérêt.
Et toujours cette attraction pour la solitude.
Ce merveilleux abri que représente une plage déserte, une ville en pleine nuit, le sommet d'une montagne ou le cœur d'une forêt.
Ces moments magiques de contemplation silencieuse.
Loin des autres.
Contempler, photographier : le pas était franchi.
Comme si elle avait besoin d'un filtre pour supporter le monde. Pour le voir au travers d'une paroi de verre.
Pour le rendre plus beau, le magnifier, le modeler à son envie.
Lui rendre hommage.
N'en retenir que le meilleur, le plus beau. En gommer la violence, la barbarie quotidienne, la laideur.
Être derrière l'objectif, toujours. Jamais devant.
Toujours en coulisses, jamais sur scène.
Photographier ce qui l'entoure, sans jamais y figurer. Sans jamais y apparaître.
Témoin invisible, elle venait de trouver sa vocation.
Sportive, patiente, artiste, imaginative ; elle possédait les qualités requises.
Elle a alors commencé à s'ouvrir prudemment aux autres. A sortir le bout de son nez, à tenter quelques incursions parmi les autres terriens de son espèce. En restant sur ses gardes, toutefois.
Méfiante, mesurée.
Elle s'est aperçue que les hommes n'étaient pas indifférents à son charme ou ses charmes. Mais aucun prétendant qui soit à la hauteur de ses espérances. Juste quelques courants d'air, chauds ou froids.
Pourtant, après avoir trouvé son métier, il lui fallait inventer une vie à mettre autour.
Trouver l'amour. Comme dans les livres, les films.
Trouver l'élu.
Celui qui aurait le droit d'envahir son espace vital, son intimité.
Celui dans les bras duquel elle se sentirait belle, enfin.
Celui qui aurait le droit de la photographier. Un inoubliable jour de juin, elle l'a rencontré. Inoubliable, oui.
Elle est alors sortie de sa chrysalide, dépliant complètement ses ailes, pour devenir une femme comblée, radieuse. Une femme n'ayant plus peur d'exister.
Il l'a plaquée au bout de cinq ans. Sans qu'elle comprenne jamais pourquoi.
La terre s'est ouverte sous ses pieds, elle a entamé une chute sans fin. Elle est redevenue laide, maladroite. Transparente.
Sauf qu'aujourd'hui, elle aimerait l'être vraiment, transparente.
Elle a eu envie de mourir quand il s'est tiré comme un voleur. Envie de s'ouvrir les veines, de se jeter du haut d'un pont, de se pendre, d'avaler le contenu de la pharmacie. C'était bien la seule envie qu'il lui restait, d'ailleurs…
Sauf qu'aujourd'hui, elle a envie de vivre. De survivre. À moins que…
Elle est obligée de se poser la question. Obligée de se demander si elle ira jusqu'au bout. Si elle n'abandonnera pas la partie avant la fin. Si elle ne va pas ralentir, si elle va vraiment atteindre l'épuisement pour échapper à ses poursuivants.
Obligée de se demander si le vide ne l'attire plus…
12 h 30
Le palpitant de Rémy entre en zone rouge. Il a changé de rôle. De gibier, le voilà devenu prédateur. Belle promotion.
Là, il aimerait surtout devenir invisible, microscopique.
Un virus, un microbe, une bactérie mortelle. Capable de tous les contaminer, les condamner, les exterminer lentement. Capable de leur liquéfier les organes, de leur empoisonner le sang, de les rendre fous.
— C'est lui qui a tué Hamzat, chuchote Sarhaan.
— J'sais pas, ils étaient loin…
— Moi, j'en suis sûr.
Eyaz confirme, d'un hochement de tête. Puis il fixe à nouveau la cible. Avec un regard de tueur.
Anatoli Balakirev s'est écarté du groupe quelques instants. Tel un clébard, il tourne en rond, se cherchant un coin peinard pour soulager une envie pressante.
Les trois fugitifs ont réussi à s'approcher discrètement de leurs poursuivants. Ils se doutaient qu'ils allaient casser la graine, ont décidé d'en profiter.
De risquer le tout pour le tout.
L'endroit est idéal, leur permettant de se fondre dans une végétation particulièrement dense qui couvrira leur fuite. Un endroit où les chevaux ne pourront s'aventurer.
Sarhaan et Eyaz préparent leur attaque. Leurs armes peuvent sembler dérisoires ; chacun muni d'un caillou de la taille d'un œuf de poule enrobé dans un vieux morceau de tissu trouvé accroché à une branche.
Ils ajustent leur tir, Rémy donne le top départ.
Le Russe, touché en pleine tempe puis en plein front, pousse un léger miaulement qui passe inaperçu aux oreilles du reste de la troupe. Il titube quelques secondes avant de s'écrouler de tout son long. Eyaz est déjà penché sur lui, en train de lui faire les poches : couteau suisse, portefeuille, paquet de clopes.
Et le plus important : son Sphinx automatique avec cinq balles dans le chargeur.
Un des chiens se met soudain à aboyer, les agresseurs s'évaporent à toute vitesse. Mais Eyaz prend le temps de cracher sur le corps inanimé gisant à ses pieds. Il aimerait lui tirer une balle entre les deux yeux, mais inutile de gaspiller les précieuses munitions. Il est déjà hors d'état de nuire. Un bon coup de talon en pleine face suffira à achever le travail. Un deuxième au cas où… Lui briser la nuque ? L'égorger avec le couteau miniature ? Plus facile à dire qu'à faire… Il abandonne l'idée, prétextant le manque de temps, puis rattrape ses deux compagnons, dont Rémy qui jubile :
On l'a eu, ce salaud ! On l'a eu…
Un de moins !
Eyaz sourit. Tu es vengé, mon frère.
*
Elle a mal aux pieds, aux jambes. Mais surtout au bras.
Elle a froid, malgré le rythme soutenu de son pèlerinage forcé sur les chemins de Lozère.
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