— J’ai noyé le poisson, résume le jeune homme. Je préfère vous laisser lui expliquer la situation…
— Je ne vais rien lui expliquer du tout, soupire Reynier. Elle ne doit rien savoir de tout ça.
Luc hausse les épaules.
— C’est une grande fille, rappelle-t-il.
— Non… Je ne veux pas la terroriser.
— Comme vous voudrez.
— À demain, Luc.
— À demain, monsieur.
Reynier s’éloigne et Luc rentre dans son studio. Il récupère une enveloppe blanche posée sur la table basse et l’ouvre. Une lettre arrivée au courrier du matin mais qu’il n’a pas encore pris le temps de lire.
Il s’installe sur le canapé, allume la petite lampe et commence sa lecture.
Mon chéri,
Ce matin, j’ai nettoyé la maison de fond en comble. Avec cette chaleur, c’était éprouvant, mais il fallait bien le faire… Même si personne ne vient jamais.
En rangeant le placard de l’entrée, j’ai retrouvé un cadeau que tu m’avais fait à l’école pour la fête des Mères. Tu étais au CM1, si mes souvenirs sont bons. C’était un pot de confiture décoré d’un joli ruban avec une étiquette sur laquelle tu avais écrit : « Confiture de mots d’amour pour maman. Composition : 100 % tendresse. À consommer sans modération. »
À l’intérieur, plein de petits papiers, écrits de ta main.
Tu ne peux pas savoir l’émotion que j’ai ressentie en le retrouvant ! Du coup, je l’ai mis sur le buffet de la salle à manger, ainsi je le verrai chaque jour.
Je me souviens t’avoir puni parce que tu avais mangé la totalité du pot de confiture. Je croyais que tu l’avais jeté à la poubelle pour que je ne m’en aperçoive pas alors qu’en fait, tu l’avais mis dans ton cartable et l’avais emporté à l’école pour pouvoir le décorer avec ta maîtresse.
J’ai parfois été dure avec toi, mon fils, mais élever un enfant seule n’est pas chose facile, tu sais… Et quand je vois ce que tu es devenu, je me dis que je n’ai pas dû commettre trop d’erreurs avec toi.
J’espère que tu auras des enfants un jour (tu as encore le temps !) et que tu seras un bon père pour eux. Que tu éprouveras les mêmes joies que celles que tu m’as procurées. Les mêmes fiertés, aussi.
Sans toi, je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie. Je crois qu’elle aurait été une sorte de long désert hostile à traverser, sans eau ni nourriture…
Fais attention à toi, mon fils. Je t’envoie mille baisers.
Maman
Les doigts de Luc serrent la lettre, jusqu’à la froisser involontairement. Il demeure pensif un instant puis murmure quelques mots.
— Je viendrai te voir bientôt, maman. Je te le promets…
* * *
Assis devant sa table de cuisine, l’homme nettoie consciencieusement son Beretta.
Une belle arme, décidément, qu’il ne se lasse pas d’admirer.
Il y avait longtemps qu’il n’avait pas tenu un pistolet en main. Il se rend compte que ça lui a manqué.
Lorsqu’il a terminé, il enveloppe le Cougar dans un chiffon et va le dissimuler derrière la plinthe amovible d’un vieux meuble de cuisine. Puis il décapsule une bière et allume sa télévision avant de s’allonger sur le vieux sofa déchiré par les griffes d’un chat mort depuis longtemps.
Il a souvent songé retourner à la SPA pour en adopter un autre. Un gros matou noir ou tigré, une compagnie discrète mais fidèle. Il n’a jamais aimé les chiens, trop dociles, trop obéissants. Leur a toujours préféré les chats.
Une fois la mission terminée, peut-être se laissera-t-il convaincre.
Son regard flotte sur les lumières de la ville qui s’invitent dans son modeste appartement.
Il ne se lasse pas de repasser le film de sa soirée. Le visage de Reynier, la terreur qui s’imprime au fond de ses yeux clairs. Ses mains crispées puis qui tremblent.
Longues secondes d’une jouissance extrême. Son cœur, qui bat à nouveau, réanimé par un mélange d’adrénaline et de plaisir.
Des moments comme celui-là, il y en aura d’autres. Très bientôt.
Et chaque seconde sera une bénédiction.
* * *
Maud est à sa fenêtre.
Sa chambre est devenue une cellule. Ou un refuge. Elle ne sait plus vraiment.
Elle se rend compte qu’elle n’a plus quitté la propriété depuis des jours.
Elle se rend compte qu’elle sombre, lentement.
Les cauchemars nocturnes succèdent à cet étrange sentiment de chagrin qui l’accable du matin au soir.
Elle ne pense qu’à Luc. Prisonnière d’une obsession dévastatrice. Qui ne laisse la place à rien d’autre.
Elle a envie de se taper la tête contre les murs. Comme si ça pouvait vider son cerveau, expurger le mal qui la ronge.
Les lumières du studio sont encore allumées, alors elle attend. Elle espère. L’apercevoir quelques secondes, entre les branches du grand cèdre. Voler un instant de son intimité, ajouter une nouvelle image à sa collection.
Marianne est jeune, brillante, promise à un grand avenir.
Marianne est belle. La plus belle femme à ses yeux.
Comment lutter ?
Parfois, Maud retrouve du courage. Reprend confiance.
Parfois, elle a envie de mourir.
Marée haute, marée basse, Maud finira par se noyer dans ses tourments. Comme elle se noie dans ses cauchemars.
Soudain, la lumière du studio s’éteint et Luc sort sur la terrasse. Elle le voit embraser une cigarette et s’appuyer sur la rambarde en fer forgé.
Il ne tourne pas la tête vers la maison. Ne songe pas à regarder vers elle.
Comme si elle n’existait pas.
Les mains de Maud se crispent sur le rebord de la fenêtre. Et lorsqu’elle voit le jeune homme frapper à la porte d’Amanda, son cœur se fend comme un rocher sous l’effet du gel.
La gouvernante ouvre et passe ses bras autour du cou de Luc. Lui, ses bras autour de sa taille. Ils s’embrassent, un baiser qui dure de longues secondes.
Maud plonge dans une mare de lave incandescente. Ses jambes peinent à la porter, des larmes acides inondent ses joues.
Elle ne peut pas croire ce qu’elle voit.
Elle ne peut pas fermer les yeux.
La porte de l’appartement claque, mais Maud continue à s’infliger la pire des tortures. Derrière la fenêtre, elle aperçoit encore Luc en train d’ôter sa chemise. En train d’enlacer Amanda. Puis ils disparaissent, sans doute dans la chambre.
Un sanglot lui déchire la poitrine, ses jambes cèdent, elle tombe.
À genoux sous la fenêtre de sa chambre, Maud cherche de l’air.
Une issue.
Après plusieurs minutes, elle titube jusqu’au couloir et descend dans la cuisine. Elle ouvre un placard, saisit une bouteille de tequila et un grand verre. Avant d’éteindre la lumière, son regard se pose sur le bloc de couteaux.
Un flash la percute de plein fouet.
Couteau de cuisine à la main, elle se voit pénétrer dans l’appartement d’Amanda. Se faufiler jusqu’à la chambre.
Luc et Amanda sur le lit. En train de baiser comme des bêtes.
L’acier qui déchire la peau, s’enfonce au plus profond de ces corps enlacés.
Le sang, sur les draps blancs.
Alors, Maud éteint la lumière et remonte dans sa chambre, en essayant de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller son père.
Elle ferme sa porte à double tour et ouvre son secrétaire. Elle commence par avaler un verre de tequila. Puis un deuxième. Ensuite, elle récupère la boîte en bois et le petit miroir.
Sniffe une ligne entière d’héroïne.
Ajoute une nouvelle dose d’alcool.
Elle s’allonge en travers de son lit. Les larmes continuent de couler, inlassablement. Mais en quelques minutes, la drogue la libère enfin de sa camisole de douleur. Son corps s’allège de ces tonnes de désespoir et des ailes gigantesques surgissent dans son dos.
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