Mes parents, comme tu le sais, vivaient à l’autre bout du monde et je ne me sentais pas de les rejoindre et surtout de leur avouer comment tu avais été conçu… de leur raconter ce qui m’était arrivé.
La honte peut tuer, je crois… Lentement, mais sûrement.
Pourquoi avais-je eu la faiblesse de le laisser entrer chez moi ? De lui offrir de l’alcool ? Pourquoi n’avais-je pas réussi à me défendre ?
Qu’avais-je fait pour mériter ça ?
Quelque chose de mal, forcément.
Et ma punition, c’était toi.
Je me suis isolée du reste du monde, faisant croire à tes grands-parents que je poursuivais mon internat à l’hôpital pour qu’ils continuent à m’envoyer de l’argent chaque mois. Mais ils ont découvert le pot aux roses et je me suis violemment disputée avec eux. Ils voulaient savoir qui était le père. J’ai refusé de leur avouer ce que j’avais subi. La honte, encore et toujours… qui m’a rongée, des années durant. Qui a détruit mon corps, mon esprit.
De rage, ils m’ont coupé les vivres.
Un engrenage infernal dont je n’ai pas su me sortir…
Ils ont péri dans un accident de voiture, mais ça, tu t’en souviens sûrement puisque tu avais déjà six ans. Je ne les avais pas vus depuis des années. Et toi, tu ne les as jamais connus…
Quand ils ont cessé de me donner de l’argent, j’ai été contrainte de chercher un emploi pour nous faire subsister. Je suis devenue vendeuse dans une pharmacie, puis préparatrice.
Je pensais qu’avec le temps, je parviendrais à guérir. À t’aimer.
Mais plus tu grandissais, plus tu lui ressemblais. Te regarder était un véritable supplice.
Souvent, j’ai eu envie de te tuer. De nous tuer. De faire disparaître la preuve que tu étais, et qui m’empêchait d’oublier ce que j’avais subi. Chaque jour, ton visage me rappelait l’indicible et ravivait les plaies. Tes yeux étaient des lames qui m’ouvraient en deux.
Tu as le même sourire que lui. Les mêmes expressions dans le regard.
J’ai enfanté mon propre cauchemar.
J’ai passé ma vie à le haïr à travers toi.
Tu n’y pouvais rien.
Moi non plus.
Le temps n’a jamais rien changé à notre histoire. Toute ma vie, j’ai vécu avec cette blessure en moi, avec ce traumatisme.
Il m’a brisée, a détruit ma vie.
Et la tienne.
Tu n’avais rien demandé, je le sais bien.
Mais moi non plus.
Ce salaud est heureux à l’heure qu’il est. Un homme brillant, un chirurgien de renom, aujourd’hui directeur d’une clinique. Il a eu la carrière dont il rêvait, a gagné beaucoup d’argent. À ce que je sais, il a même fondé une famille…
Ce monstre a bâti son empire sur mon malheur, notre malheur.
Car la seule chose que nous partagions, toi et moi, c’était la douleur.
Moi je souffrais de ce que cet homme m’avait fait.
Toi, tu souffrais de ce que cet homme avait fait de moi.
C’est sa faute. Son impardonnable faute.
Je n’ai jamais eu le courage de le dénoncer, jamais le courage non plus d’intenter une recherche en paternité pour le faire payer. Rien qu’à l’idée de revoir son visage, ses yeux et ses mains, mes forces m’abandonnaient.
Je te laisse décider de ce que tu feras, maintenant que tu sais.
Luc, j’aurais vraiment voulu connaître le bonheur d’aimer mon enfant. De t’aimer, toi.
Mais je n’avais rien à te donner, morte depuis longtemps.
J’espère que tu auras une vie meilleure que la mienne. Car, sans doute, tu le mérites.
Moi, très bientôt, je serai délivrée. Enfin.
Que Dieu puisse ne pas t’abandonner, comme Il m’a abandonnée.
Je t’embrasse pour la première et dernière fois.
Viviane, ta mère
Moi, j’ai voulu t’aimer. De toutes mes forces.
De force.
Mais on n’aime pas ainsi.