Sa chère Marianne…
Un jour, sans s’en rendre compte, Luc s’est coupé en deux.
Il n’était encore qu’un enfant.
De cette déchirure, Marianne est née.
C’était ça ou mourir.
Être deux pour affronter l’indicible.
Une main à tenir, un étai pour ne pas s’effondrer. Une attache pour ne pas sombrer.
Quelqu’un à qui chuchoter ses peurs, raconter ses cauchemars et ses rêves.
Quelqu’un pour partager le moindre secret.
Quelqu’un à aimer…
Marianne, seul être capable de l’empêcher de sombrer définitivement dans la folie.
Marianne, qui a tout fait pour qu’il renonce à cette vengeance.
Luc parvient à lever son bras, ses doigts effleurent la joue de la jeune femme.
Elle est bien là. Près de lui.
La peur s’envole, tel l’oiseau d’un magicien.
Alors, Luc sourit. Marianne est revenue, ne l’a pas abandonné.
Ne l’abandonnera jamais.
Elle qui venait le rassurer dans les moments les plus durs. Qui se blottissait contre lui quand sa mère l’enfermait dans le noir.
Sa seule lumière.
Son seul espoir.
Son seul rempart contre la solitude et le désespoir.
Marianne pleure et Luc sent ses larmes réchauffer son visage. Il entend les sanglots qui la ravagent.
Lentement, ses traits se confondent avec ceux de Maud.
— Marianne…
— Je suis là, répond Maud. Je suis là… Juste à côté de toi.
Seconde après seconde, tout devient flou. Les bruits s’éloignent, le jour s’éteint, les souvenirs se fanent.
La douleur s’oublie.
Peu à peu, Marianne disparaît derrière un écran noir.
Alors, le cœur de Luc s’arrête.
J’étais un traumatisme, une névrose.
Une blessure.
Lorsqu’elle me regardait, je plongeais dans une eau noire et glacée.
Je me noyais dans mon chagrin.
Du fond de cet abysse, j’implorais mon père.
De venir me chercher, me délivrer.
De venir m’aimer, enfin.
Ce père fantôme, je lui inventais mille visages, mille vies.
Mille raisons de ne pas être là.
Pour construire quelque chose, il faut des fondations solides. Des racines saines.
Les miennes étaient pourries.
L’arbre en apparence si résistant s’est couché au sol.
Emportant tout dans sa chute…
Reynier fixe sa fille, effondrée sur le corps de son frère.
Anéantie par d’interminables sanglots.
Il voit le visage de Luc, ses yeux ouverts qui ne le défient plus.
Ne le défieront plus jamais.
Il trouve la force de se lever à nouveau et attrape Maud à bras-le-corps pour l’arracher au corps sans vie.
— Laisse-moi ! hurle-t-elle.
— Calme-toi, implore Armand. Il est mort… Viens avec moi !
Maud se débat si fort qu’elle échappe à son emprise. Elle s’effondre sur une chaise et déplie la lettre, y laissant ses empreintes sanglantes au passage.
Il y a deux feuilles.
Sur la première, quelques lignes écrites par Luc. À son intention.
Pourtant, Maud reconnaît immédiatement cette écriture. La même que sur les lettres qu’il recevait à la maison.
Ce n’est pas sa mère qui les écrivait. C’était lui…
Bouleversée, Maud décide de lire à haute voix. Comme si elle voulait achever son père, debout près de la table et qui la dévisage avec désespoir.
Maud,
Je sais que je t’ai fait du mal. Beaucoup de mal.
Et je te demande pardon.
Lorsque je t’ai vue la première fois, il y a de cela presque deux ans, je t’ai détestée. Parce que je pensais que tu étais heureuse, que tu avais eu une enfance dorée, que tu avais reçu tout l’amour qui m’a si cruellement manqué.
Et puis, ces dernières semaines, j’ai appris à te connaître. J’ai compris tes douleurs, tes blessures.
J’ai eu envie de te protéger. Mais je devais aller au bout de mon voyage.
Je devais faire payer ton père, qui est aussi le mien. Pour mon plus grand malheur.
Je t’avais dit que nous deux, c’était impossible. Je t’avais promis qu’un jour tu comprendrais.
Ce jour est arrivé.
Je te laisse la lettre que ma mère m’a écrite il y a deux ans, quelques mois avant de mourir.
Je t’aime.
Ton frère, Luc
Maud essuie ses larmes, jette un regard à son père.
— Tu savais que j’avais un frère ?
Sa voix est déformée par le chagrin, la rancœur.
— Jusqu’à tout à l’heure, je te jure que je l’ignorais…
Il s’approche d’elle, pose une main sur son poignet. Il ne faut pas qu’elle lise la seconde lettre. Sinon, il n’aura plus aucune chance.
Il saisit la feuille, la lui arrache des mains.
— Ne lis pas ça, ma chérie. Cette femme me détestait ! C’est… C’est une fille que j’ai connue quand j’étais plus jeune et qui voulait se marier avec moi. Mais… Mais je l’ai quittée et je crois qu’elle ne l’a pas supporté ! Elle a voulu se venger au travers de son fils ! Dieu seul sait ce qu’elle est allée lui raconter pour qu’il me haïsse autant !
Reynier frise l’hystérie tandis que Maud reste étrangement calme.
Elle se remet lentement debout.
— Rends-moi cette lettre, papa.
— Tu la liras plus tard ! Viens avec moi, je t’en prie…
— Tu es pressé de partir, n’est-ce pas ? Tu as peur que les flics débarquent ? Peur de payer pour tes fautes… Mais tu comptes faire quoi, hein ? T’enfuir à l’autre bout du monde, comme un criminel ? Remarque, tu es un criminel… un assassin !
— Je n’ai pas tué ta mère ! J’ai dit ça parce que c’est ce qu’ils voulaient entendre… Je l’ai dit pour te protéger, pour qu’ils ne te fassent pas de mal ! Mais ta mère s’est noyée, je n’y suis pour rien… Je te le jure, Maud.
Soudain, le doute s’empare de la jeune femme. Elle regarde Luc, comme s’il pouvait encore lui souffler la vérité.
Mais Luc est parti. Et Maud sent une terrible solitude s’abattre sur elle.
— Je te jure que je ne l’ai pas tuée, répète Armand en la prenant dans ses bras.
Maud se raidit à ce contact.
— Ma chérie… Tu es ce que j’ai de plus cher au monde… J’expliquerai tout à la police et ça s’arrangera, je te le promets.
La jeune femme reste froide à ses promesses. Incapable de le croire sur parole, désormais.
Son esprit n’est plus que chaos. Un champ de ruines après un séisme dévastateur.
Elle a l’impression qu’elle est sur le point de basculer dans un autre monde. Un monde où tout serait simple, clair et limpide. Un monde où elle ne se poserait plus la moindre question.
Quelque chose est sur le point de céder en elle. La dernière digue, celle qui sépare la raison de la folie.
Elle aperçoit soudain l’arme de Luc sur le sol. Elle se détache de son père, ramasse le Glock.
— Qu’est-ce que… ? demande Reynier d’un air effaré.
Elle pose l’arme sur sa tempe, le fixe droit dans les yeux.
— Rends-moi cette lettre. Sinon, je me flingue.
— Maud ! Arrête !
— Rends-la-moi…
Reynier dépose la feuille sur la table.
— Voilà, dit-il. Voilà… Calme-toi.
Il lève les bras devant lui.
— Pose cette arme, ma chérie. Ne fais pas de conneries… On va parler, tous les deux, d’accord ?
— Recule, ordonne sa fille.
Il obéit et Maud s’empare de la lettre. Elle fait quelques pas en arrière, l’arme toujours dans la main droite, et se précipite soudain dans l’escalier. Arrivée à l’étage, elle s’enferme à double tour dans la première chambre. Elle entend les pas de son père dans l’escalier, ses poings qui martèlent la porte.
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