Luc manque de s’étrangler avec son whisky. Mais le professeur ne remarque rien.
— Et vous laisser ma fille pendant une semaine, c’est une vraie preuve de confiance…
— J’en ai conscience, monsieur. Et je vous en remercie. Je serai à la hauteur, ne vous en faites pas.
— Je ne suis pas inquiet, prétend Reynier… Comment va votre petite amie ?
Avec ses sens aiguisés, Luc a remarqué la présence de Maud à quelques mètres de la dépendance. Depuis plusieurs minutes déjà. Dans son métier, il faut savoir tout observer, ne jamais se faire surprendre par l’ennemi.
— C’est elle que je suis allé voir, dit-il. Elle avait besoin de moi. Un problème important à régler.
— Où vit-elle ?
— Près d’Avignon. C’est pour ça que je suis rentré si tard.
— Et alors ? Son problème s’est arrangé ?
— Oui. Elle va mieux, elle aussi. Et on était tellement heureux de se retrouver après des semaines de séparation…
Reynier sourit à ce sous-entendu.
— J’imagine très bien !
— Vous partez quand ? interroge Luc.
— Ma femme s’en va après-demain et je la rejoins la semaine prochaine.
— Vous devez avoir hâte ! suppose le jeune homme.
Reynier hausse les épaules.
— J’adore mon métier, vous savez. Alors, je n’ai jamais vraiment aimé les vacances…
— Un peu comme moi.
— Je vous l’ai dit : nous avons beaucoup de choses en commun, Luc. Allez, je vous laisse vous reposer. Le Dimexat a tendance à endormir, n’est-ce pas ?
— Aucune idée, répond Luc en le défiant du regard. Bonne nuit, monsieur.
* * *
Maud pleure sans faire de bruit. Pour ne pas alerter son père qui n’est pas encore couché.
À côté d’elle, sur le lit, la boîte en bois est ouverte.
Maud découpe un angle du sachet et étale un peu de poudre sur un petit miroir rectangulaire.
Elle a un instant d’hésitation. Un instant où une voix hurle à l’intérieur de son cerveau.
Ne fais pas ça !
Ne fais pas ça, Maud.
Sinon, tu es perdue.
Ne te condamne pas !
Pendant de longues secondes, elle erre dans les couloirs aseptisés, peints en bleu pastel. Ses mains serrent désespérément les grilles cimentées à sa fenêtre. Elle revoit les visages dévastés, subit les hurlements de celles et ceux qui n’en peuvent plus. Qui réclament leur dose.
Ou la mort.
Entend ses propres hurlements de douleur.
Puis elle revient dans la réalité et sniffe la ligne entière.
Alors elle tombe sur le dos et ferme les yeux.
Elle le sait, il n’y aura pas de marche arrière possible.
L’héroïne est de grande qualité. Rapidement, Maud sent monter une vague de plaisir. Partie dans une dimension qu’elle seule connaît, elle savoure ces retrouvailles magiques…
… Luc entre dans la chambre et s’approche lentement du lit. Il est encore plus beau que d’habitude.
Il enlève sa chemise et s’allonge à côté d’elle. Il la déshabille, elle se laisse faire sans bouger.
Il l’embrasse dans le cou, descend jusque sur son ventre.
Puis il se glisse entre ses jambes.
Maud n’arrive plus à respirer tellement c’est bon. Tellement c’est fort.
Si longtemps qu’elle n’avait pas connu une telle jouissance.
Si irrésistible qu’elle gémit de plaisir.
Elle en veut encore, il est à ses ordres.
Elle le serre dans ses bras, de plus en plus fort.
Enfin, un puissant orgasme la foudroie sur place.
Ses bras retombent dans le vide, ses yeux se ferment.
Un sourire s’éternise sur ses lèvres.
Non, aucune marche arrière possible, désormais.
* * *
Au même moment, Luc s’allonge sur son lit. La douleur continue à le harceler. Des courbatures qu’il gardera plusieurs jours.
Je crois que quelque part, on se ressemble, vous et moi. Et je ne parle pas que du physique…
Non, je te ressemble pas. Je ne te ressemblerai jamais.
Je refuse de te ressembler.
Je ne veux pas de ta compassion, de ta confiance ou, pire encore, de ton amitié.
Cette nuit, Luc ne dormira pas. Après douze heures d’un coma artificiel, il n’a plus du tout sommeil.
Des nuits d’insomnie en perspective.
Alors, il se confie à Marianne. Encore et encore.
Le seul être au monde qui puisse le comprendre et l’aimer pour ce qu’il est vraiment.
Avec ses forces et ses faiblesses.
Ses failles, gigantesques.
Aussi profondes que des abîmes.
L’homme a aligné tous les masques sur sa table de salle à manger.
Il les détaille avec attention et respect.
Ça lui rappelle l’Afrique. Les quelques pays où il a combattu sous l’uniforme.
Souvenirs de sable chaud et de sang-froid.
De cris de joie, de silences de mort.
Sourires et larmes.
Blessures lointaines, fierté passée.
Il ne sait pas quoi faire de ces trophées de chasse. Impossible de les vendre sans attirer l’attention, mais peut-être que plus tard…
Après une longue hésitation, il choisit un masque Gouro, anthropozoomorphe. Visage de guerrier en bois d’hévéa, ornementé de cornes d’antilope.
Il l’accroche dans sa chambre, juste en face de son lit. Puis il le contemple de longues minutes, songeant que chaque matin, ce visage belliqueux et déterminé lui rappellera quelle est sa mission.
Sa dernière mission.
Satisfait de ce changement dans son univers pétrifié, il range les autres masques dans un grand carton qu’il descend à la cave.
Et lorsqu’il remonte, il va directement dans la cuisine et s’arrête, comme toujours, devant la photo du petit garçon.
— Quand tu iras dans la chambre, tu verras quelque chose au mur… Mais il ne faut pas que tu aies peur, hein ? dit-il dans un sourire tendre. Ne le prends pas mal, allons ! Je sais que tu es un garçon courageux. Je le sais, ne t’en fais pas…
* * *
— Je suis venue vous dire au revoir.
Charlotte se tient sur le seuil du studio. C’est la première fois qu’elle rend visite à Luc.
— Ça y est, vous nous quittez ?
Elle lui adresse un sourire un peu triste.
— Oui, on m’expédie à l’autre bout de la planète !
Ne sachant quoi répondre, Luc lui propose d’entrer.
Il est dix heures du matin et, en ce début septembre, les températures ont enfin baissé.
— Je vous fais un expresso ?
— Pourquoi pas ! répond Charlotte en se posant sur une chaise.
Tandis que le jeune homme prépare le café, elle fixe le canapé.
Les taches de sang.
— Je vais mettre quelque chose dessus ! fait Luc.
— Ne vous donnez pas cette peine. Je ne risque pas de tourner de l’œil, ne vous en faites pas !
Il place les deux tasses et le sucre sur un petit plateau qu’il pose devant elle.
— Merci, Luc.
— J’espère que vous allez apprécier votre séjour, dit-il en s’asseyant.
Elle hausse les épaules.
— Il paraît qu’il faut mettre de la distance entre Maud et moi !
— Vraiment ?
— C’est ce que m’a fait comprendre mon mari…
— Eh bien, profitez-en pour vous éclater, conseille Luc avec un sourire plein de sous-entendus.
— Vous avez raison.
Elle avale son café sans le quitter des yeux, au point qu’il finit par se sentir mal à l’aise.
— Je ne sais pas si je vous reverrai, dit-elle soudain.
— Je pense que je serai là à votre retour.
— Possible, mais… quelque chose me dit que non.
— Intuition féminine ?
— Peut-être ! dit-elle en souriant.
— Eh bien si je ne suis plus là, ça signifiera que le problème est réglé. Ce sera plutôt une bonne nouvelle pour vous et votre mari.
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