— OK. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de moi… À ce soir.
— À ce soir.
Enfin, la voiture s’éloigne et dès qu’elle est hors de vue, Luc s’effondre littéralement sur lui-même. Arrêté sur le bord de la route, il tente de se contrôler. La douleur irradie ses rayons malfaisants dans chacun de ses muscles, tendons, ligaments.
Elle est là, juste sous sa peau.
Profonde et superficielle à la fois.
À nouveau, il enlève son casque. Pour pouvoir respirer plus librement.
Et soudain, il hurle. Un cri qui pourrait s’entendre à des kilomètres à la ronde s’il n’y avait le bruit continu des voitures qui le dépassent, indifférentes.
Il est presque huit heures et demie quand Luc redémarre. Le bitume a encore changé de couleur, la route continue à danser sous ses yeux. Serrer la poignée d’accélération lui provoque une indicible douleur qui remonte jusque dans son épaule.
Enfin, il aperçoit une croix verte qui clignote. Il stoppe la moto juste devant, ne songe pas à bloquer le guidon de son engin, ni même à ôter la clef du contact.
Il marche, ou plutôt vacille, jusque dans l’officine.
Par bonheur, il n’y a qu’une personne devant lui. Un vieil homme élégant qui s’appuie sur une canne.
Son casque à la main, Luc patiente. Il compte les secondes, les minutes.
Mais subitement, le décor s’écroule tel un château de cartes.
Monsieur ? Ça va ?
Monsieur ? Vous m’entendez ?
Il faudrait appeler les pompiers !
Trois voix différentes, inconnues.
Luc essaie d’ouvrir les yeux. Des visages apparaissent, par intermittence.
Enfin, ses paupières résistent. Deux femmes en blouse blanche et un vieux monsieur sont penchés sur lui. Il réalise qu’il est par terre, dans la pharmacie.
Son évanouissement n’a duré qu’un instant.
— Monsieur ? Vous m’entendez ?
— Oui, parvient à dire Luc.
— Voulez-vous qu’on appelle un médecin ? Les pompiers ?
— Non… Non, pas besoin.
Les deux employées de la pharmacie l’aident à se remettre debout et le soutiennent jusqu’à une chaise. Il lui faut quelques secondes pour revenir complètement à lui.
L’une des pharmaciennes lui tend un verre d’eau qu’il saisit machinalement.
Mais il n’a pas soif. Juste très mal au cœur.
— Je voudrais ça, dit-il en sortant l’ordonnance de sa poche. Il me faut ça…
La femme en blouse blanche prend l’ordonnance et part vers ses rayonnages tandis que sa collègue reste près de Luc.
— Ça vous arrive souvent, ce genre de malaise ?
— Oui, c’est rien. Pas grave…
La pharmacienne revient avec la boîte de neuroleptiques.
— Vous avez l’habitude de prendre ce médicament ? demande-t-elle d’un ton suspicieux.
Luc hoche la tête et tend la main, tel un mendiant.
Il les lui faut, maintenant.
— Vous avez votre carte vitale ?
Épuisé, Luc sent ses forces l’abandonner à nouveau.
Ne pas flancher.
A-t-il seulement pensé à prendre son portefeuille ?
Heureusement, il est dans la poche de son blouson. Mais ses doigts se remettent à trembler et il a un mal de chien à en extirper la carte verte.
— Attendez, je vais vous aider, propose la plus jeune des employées.
Elle prend la carte vitale et Luc peut enfin ouvrir la boîte. Il en extrait deux comprimés et les met dans sa bouche.
— C’est pas un, normalement ? panique la jeune femme.
Trop tard. Luc avale les deux et ferme les yeux.
— Merci, dit-il.
Il récupère sa carte vitale, sa boîte de médicaments et parvient à rejoindre sa moto en titubant. Il entend des voix, derrière lui.
Tu crois qu’il a bu ?
On devrait pas le laisser partir.
Luc ne prend pas la peine de se retourner et s’assoit lourdement sur la selle de sa Ninja.
* * *
La pluie s’est arrêtée. Derrière le rideau de sa chambre, Maud regarde le parc. Sans doute espère-t-elle voir Luc franchir le portail.
Elle a entendu partir sa moto, a lu son texto.
Pourvu qu’il revienne vite.
Qu’il revienne, simplement.
Pourvu que l’urgence personnelle qu’il évoque ne soit pas trop grave.
Pourvu qu’il ne soit pas parti rejoindre cette maudite Marianne.
Rien qu’en y songeant, Maud sent une cruelle morsure au creux de son ventre.
Mais elle a beau s’user les yeux, Luc ne revient pas.
C’est alors qu’elle voit Amanda rejoindre Sébastien Ferraud près de la dépendance. Curieuse, elle observe leur étrange comportement. Elle ne peut entendre leur échange tant ils parlent à voix basse. Mais surtout, l’un après l’autre, ils regardent en direction de la maison. Comme s’ils craignaient de voir apparaître quelqu’un.
Comme s’ils craignaient qu’on ne les surprenne.
D’après Charlotte, le jardinier est membre d’une secte. Un illuminé, pas vraiment dangereux. Mais que vaut la parole de sa belle-mère ?
Au bout de quelques minutes, Maud se lasse de les épier et s’assoit à son secrétaire. D’un tiroir secret, elle extirpe une petite clef. Elle récupère ensuite une grande boîte en bois cachée sur une étagère, derrière un amas de livres.
Dans cette boîte, il y a tout ce que son père ne doit jamais voir.
Son journal intime.
Une photo de Sara, sa mère.
Une autre de sa grand-mère maternelle, Aurélia.
Et un sachet d’héroïne. Encore intact.
Mais pour combien de temps ?
Il monte l’escalier d’un pas lourd, instable. Il bute sur chaque contremarche, sa main droite serrant désespérément la rampe.
Luc a peur de tomber.
Les comprimés ont commencé leur ouvrage, mais le malaise n’est jamais loin.
Il a toutefois trouvé la force de rentrer chez lui, dans son appartement en plein cœur de Nice.
Arrivé enfin au troisième étage, il donne un tour de clef. Dès qu’il entre, il jette son casque, son sac, son blouson. Puis il enlève ses chaussures, laissant tout derrière lui.
Il titube jusqu’à l’évier, remplit un verre d’eau et avale deux autres cachets.
Une boule de feu explose dans son ventre, consumant lentement ses organes.
Il brûle de l’intérieur.
Alors, il ôte ses vêtements et tombe sur le lit.
Mais au bout de quelques minutes, c’est le froid qui repasse à l’attaque…
Il rampe dans un désert de glace avant d’être jeté à nouveau dans les flammes de l’enfer.
Combien de temps encore va-t-il devoir supporter ça ?
Il a l’habitude de ces crises, mais celle-ci est l’une des plus fortes qu’il ait eu à affronter.
Il n’y a plus qu’à attendre que les comprimés fassent leur effet. Qu’ils neutralisent le mal qui le ronge. Qu’ils le renvoient au plus profond de lui.
Dans sa tanière.
Là, au beau milieu de son cerveau.
Depuis toujours, il abrite cette bête immonde.
Qui, parfois, se réveille.
Pour le dévorer vivant.
Luc se recroqueville dans ses draps, serre l’oreiller contre son ventre. La douleur le broie, puissante mâchoire de fer, s’acharnant sur lui sans aucun répit.
Il a envie de hurler, n’y parvient pas.
Seulement gémir.
Attendre les larmes. Qui viendront forcément.
Ne pas chercher à les retenir plus longtemps.
Enfin, il se met à pleurer. Se laisse submerger par les sanglots et les cris.
Personne pour lui tenir la main. Personne pour l’entendre. Personne pour le voir.
Tel qu’il est lorsque le masque se déchire.
Lorsqu’il baisse la garde.
Que les digues lâchent, que les remparts s’effritent et tombent.
Lorsqu’il devient vulnérable, sans défense.
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