— J’arrive dans un instant, répond-il.
La gouvernante s’éclipse, le chirurgien s’assoit dans son fauteuil. Il n’a plus le choix, va devoir révéler à Luc certaines choses.
Passer aux aveux.
Pour qu’il lui vienne en aide. Lui tende une main secourable et le hisse hors du piège dans lequel il est tombé. Et dont l’issue ne tardera pas à se refermer irrémédiablement, il en est sûr.
Ce soir, il réalise que son avenir est entre les mains d’un jeune homme de vingt-six ans.
Sa propre vie est en train de lui échapper, Armand est terrorisé. Il sent une présence constante derrière lui. Une menace sournoise qui ne lui laisse plus un seul instant de répit.
Armand le sait, son existence est sur le point de basculer. Cette nuit, demain, dans une semaine ou dans un mois, tout peut changer.
Se briser.
— C’est pas possible ! murmure-t-il soudain. J’ai pas mérité ça…
Pas mérité de voir ma vie voler en éclats. De voir mon avenir s’assombrir chaque jour un peu plus.
Jamais il ne s’est apitoyé sur son sort, même dans les pires moments. Mais ce soir, le désespoir frappe à la porte de son inconscient.
Il regarde les photos de sa fille, prend l’un des cadres entre ses mains.
Vous voulez perdre Maud, professeur ?
Il préférerait qu’on lui arrache le cœur ou les tripes. Ce serait sans doute moins douloureux. De longues minutes encore, Reynier contemple le visage de Maud. Sur ce cliché, elle ressemble tant à Sara !
Sara, qui elle aussi a voulu lui enlever sa fille, il y a bien longtemps de cela.
Enfin, il remet le cadre à sa place et se décide à reprendre le cours de sa vie. Il quitte son bureau et se rend dans la cuisine. Au travers de la porte-fenêtre, il observe Charlotte et Maud déjà attablées sur la terrasse. Concentrées sur leur smartphone, elles ne se parlent pas, ne se regardent même pas. Deux étrangères qui vivent sous le même toit.
Comment a-t-il pu laisser cela arriver ?
Jour après jour, le fossé s’est creusé, les éloignant l’une de l’autre. Il en est en partie responsable, n’a pas su y remédier.
Après une longue inspiration, il franchit enfin la porte et les deux femmes posent leur téléphone sur la table. Armand embrasse d’abord sa fille, puis s’installe à côté de Charlotte et dépose un baiser furtif sur ses lèvres.
— Désolé pour le retard, dit-il.
— Pas grave, papa, sourit Maud.
Amanda apporte le hors-d’œuvre, remplit les verres et se retire dans la cuisine pour préparer la suite.
— Vous avez passé une bonne journée ? demande Armand.
Faire comme si tout allait bien.
Comme si cette soirée était identique à tant d’autres. Un père de famille qui rentre chez lui, dîne en compagnie de ses proches dans un décor idyllique.
Faire comme s’il ne marchait pas en équilibre sur un fil ténu, au-dessus d’un abîme dont il ne peut même pas voir le fond.
Faire comme si…
— Ça va, assure Maud.
Charlotte, elle, ne répond pas.
— Par contre, j’ai pété le miroir de mon dressing, annonce la jeune femme.
— Vraiment ? s’étonne son père. Mais comment tu as fait ?
— Je me suis pris les pieds dans mon sac à main et je suis tombée contre la glace…
— Tu ne t’es pas fait mal au moins ?
Maud lui montre la coupure sur sa main.
— Rien de grave, ne t’en fais pas.
— Sept ans de malheur ! prédit alors Charlotte.
Reynier sent un frisson secouer son échine.
— N’importe quoi ! dit Maud en fixant méchamment sa belle-mère. C’est juste l’inverse !
Charlotte attrape son verre, le laisse tomber sur les dalles de la terrasse où il explose en mille morceaux.
— Ça, ça porte bonheur, dit-elle. Mais un miroir, ça porte malheur.
— C’est malin ! sermonne Armand. Maintenant, il y a du verre partout… Tu veux qu’on se blesse, ou quoi ?
— Amanda fera le nécessaire, n’aie crainte.
Reynier retient un soupir d’agacement et vide la moitié de son verre de vin. C’est alors que Charlotte lui tend un paquet.
— C’est quoi ?
— Un cadeau, répond simplement sa femme.
— Je le vois bien, mais… En quel honneur ?
— Comme ça, pour te faire plaisir.
Intrigué et surpris, Armand arrache le papier et découvre un masque africain en bois, laiton et bronze. Une petite merveille.
— C’est un Tchokwé, dit Charlotte.
— Il est magnifique, dit Armand. Tu l’as trouvé où ?
— Je l’ai acheté dans une galerie parisienne. Il a été livré aujourd’hui…
Armand embrasse sa femme, tandis que les doigts de Maud se crispent sur le manche de son couteau.
— Il te plaît ? renchérit Charlotte d’une voix doucereuse.
— Beaucoup, assure Armand. Merci.
Maud lâche alors ses couverts et se plie en deux, comme si elle souffrait subitement d’un terrible point de côté. Elle porte ses mains à son abdomen, pousse une plainte aiguë.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiète Armand.
— J’ai mal !
Le professeur abandonne le masque et s’approche de sa fille.
— Montre…
— C’est rien, assure la jeune femme en se redressant. Ce doit être les restes de l’agression… La côte fêlée.
— Je vais te donner un antalgique.
Reynier disparaît à l’intérieur et Maud fixe Charlotte droit dans les yeux avec un petit rictus sadique.
— Il est sympa, ce masque, dit-elle. Tu l’as trouvé dans une poubelle ?
Charlotte n’a pas le temps de répondre, son mari revient sur la terrasse et tend deux comprimés à sa fille.
— Prends ça, dit-il. Ça va te soulager…
— Merci, papa.
— Tu ne te reposes pas assez, ma chérie.
— Mais si, ne t’en fais pas.
Maud avale les cachets, tandis que Charlotte mâche longuement l’insulte qu’elle n’a pas eu le temps de cracher.
Amanda vient débarrasser les assiettes, les couverts, et remarque alors les morceaux de verre qui jonchent le sol.
— Y a eu de la casse, on dirait ! dit-elle.
— Oui, répond Charlotte. Vous serez gentille de nettoyer ça, qu’on ne se coupe pas.
— Je m’en occupe tout de suite !
La gouvernante retourne dans la cuisine et Maud adresse un sourire angélique à son père.
— Tu te souviens ? commence-t-elle.
— Quoi ?
— Quand on est partis tous les deux au Québec…
— Bien sûr que je m’en souviens, répond le chirurgien avec un sourire ému. Tu avais quoi…
— Onze ans, affirme Maud sans la moindre hésitation. C’était les vacances les plus géniales de ma vie ! Tu te rappelles quand on a vu les baleines dans le Saint-Laurent ?
— Je risque pas de l’oublier !… On avait loué une cabane dans un Parc qui s’appelait…
— Le Parc national de La Mauricie ! Elle était cool, cette cabane. C’était au bord d’un immense lac… Il y avait une grande cheminée. Et quand on avait fait du canoë, tu te souviens ?
Père et fille voyagent ensemble dans leurs souvenirs communs, se remémorant chaque instant, chaque image, chaque bonheur. Tandis que Charlotte réprime l’envie d’étrangler sa belle-fille. Qui n’a pas choisi par hasard d’évoquer une période où elle n’était pas encore entrée dans leur vie.
Totalement exclue de la discussion, elle se ressert un troisième verre de vin. Pour oublier la douleur. L’humiliation de n’être rien à leurs yeux. Rien ou si peu.
À la fin du repas, Reynier quitte la table, prétextant un travail à terminer.
— Faudra qu’on se revoie les photos du Canada, dit Maud.
— Bien sûr, ma chérie, répond le professeur. Demain soir, si tu veux…
Puis il s’éclipse, oubliant le masque sur le bord de la table.
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