Les couloirs sont propres et blancs. Tout est toujours impeccable, ici.
Impeccable et aseptisé.
Mais de temps en temps, il y a les cris. Qui viennent briser cette impression de sérénité.
Les hurlements des enfants.
Car certains peuvent encore crier. Leur douleur, leur incompréhension, leur peur ou leurs angoisses.
Leur envie de mourir, peut-être.
Lukas, lui, ne peut plus. Ni crier, ni parler. Ni marcher, ni manger, ni boire.
Ni même respirer.
Charlotte pousse la porte de la 112. Son fils est étendu sur le lit, près de la fenêtre. Les stores sont baissés à moitié pour que le soleil ne fasse pas grimper la température dans la chambre.
Ils font les choses bien, ici.
Charlotte dépose un baiser sur le front de son fils, caresse ses quelques cheveux épars. Il ne s’en aperçoit même pas.
Car Lukas est une coquille vide. Mort à l’intérieur. C’est ce que disent les médecins.
Pourtant, Charlotte continue d’espérer. Qu’un jour il ouvrira les yeux, la regardera. La reconnaîtra.
L’appellera maman.
Elle espère l’impossible.
Qu’un sourire lui rendra la vie. Que Lucas ressuscitera. Que le miracle se produira.
Elle s’assoit sur une chaise près du lit.
— Maman est là, dit-elle.
Maman devrait toujours être là. Mais maman est lâche.
Maman n’a pas le courage de rester près de toi et d’affronter ce que tu es devenu.
Maman préfère se noyer dans l’alcool. Se suicider à coups de barbituriques et de rhum.
Charlotte contemple le corps, bien plus petit et maigre que la normale, qui se dessine sous les draps blancs. Impeccables, eux aussi.
Une sonde gastrique lui permet d’être nourri, un appareil sophistiqué lui permet de respirer normalement. Une perfusion lui permet d’être hydraté.
Ce n’est plus un enfant. C’est une sorte de poupée de chiffon, déformée et harnachée de toutes parts.
C’est une véritable vision d’horreur.
Lukas a grandi dans ce lit. Bien sûr, Charlotte aurait pu décider de le laisser partir. Mais elle n’en a jamais eu la force.
Il paraît qu’il ne souffre pas. Qu’il n’entend rien, ne voit rien, ne sent rien. Qu’il ne fait plus partie de ce monde. Mais qui peut lui en apporter la preuve ? L’irréfutable preuve ?
Personne.
Armand le lui a répété des centaines de fois. Mais Charlotte ne peut se résigner.
C’est sa faute si Lukas est ici. Si Lukas est mort.
C’est sa faute, elle le sait. Et n’a jamais essayé de le nier.
Quelques secondes d’inadvertance. Quelques secondes seulement.
Et une vie qui bascule. Une autre qui se brise.
Lukas avait à peine plus de deux ans quand c’est arrivé. C’était un petit garçon souriant, espiègle. Avec d’immenses yeux noisette.
Sur sa table de chevet en plastique blanc, il y a une photo de lui avant l’accident. Avant que son cerveau ne subisse d’irrémédiables lésions.
Souvent, Charlotte regrette qu’il ait été réanimé. Qu’on ait fait repartir son cœur alors que son cerveau était mort.
Souvent, elle se dit qu’il serait mieux dans un cercueil. Elle n’y aurait peut-être pas survécu, mais après tout, quelle importance ?
Elle récupère un livre dans son sac à main. Un petit bouquin plein d’illustrations colorées. Un de ceux que les parents lisent le soir à leur enfant pour qu’il s’endorme paisiblement. Charlotte, elle, fait la lecture à son fils depuis des années dans l’espoir de le réveiller. Pour qu’il continue à entendre sa voix.
Mais l’entend-il ?
Elle commence malgré tout à tourner les pages. Une histoire de lapin qui vole des fraises dans un potager… En plus de lire les quelques lignes de texte, elle lui décrit consciencieusement les images, les couleurs.
Au bout d’un quart d’heure, Charlotte ferme le livre et croise les mains sur ses cuisses. Son regard se pose encore sur son fils. Sur ce qu’il en reste. Puis il dérive lentement vers la fenêtre.
Elle songe au père de Lukas, un amour de jeunesse. Quand l’accident s’est produit, ils s’étaient déjà séparés. Elle se souvient lorsqu’il est arrivé à l’hôpital, qu’il a appris ce qu’était devenu son fils.
Elle se souvient de ses cris, de ses reproches, de ses insultes.
Charlotte a vraiment cru qu’il allait la tuer. Ensuite, il a disparu. N’a jamais voulu revoir Lukas.
Ce n’est plus mon fils. C’est un mort vivant. À cause de toi.
Puis, dans la seconde qui suit, Charlotte pense à son mari. Cet homme avec qui elle avait cru pouvoir redémarrer une nouvelle vie. Retrouver, peut-être, quelques instants de bonheur. Même si elle ne les méritait pas.
Terrible erreur.
Les deux premières années ont été les seules à valoir la peine d’être vécues.
Les six qui ont suivi ont été comme un mauvais rêve.
Si Armand aime les masques, ce n’est pas un hasard. Il en portait un lorsqu’elle l’a rencontré. Mais il n’a guère tardé à montrer son vrai visage et Charlotte s’est rendu compte qu’elle avait épousé un monstre.
Qui n’aime que Maud et sa putain de clinique.
Oui, Armand aime sa fille et son travail.
Mais pas sa femme.
Il ne la respecte même pas. Charlotte est seulement un faire-valoir. Il l’a épousée parce qu’elle était plus jeune que lui et parce qu’elle est belle. Parce qu’il aime être vu avec elle.
Il l’a épousée pour ne plus être veuf.
Jamais il n’a été violent envers elle. Pas physiquement en tout cas.
Pas de gifles ni de coups.
Mais jamais il ne s’est vraiment intéressé à elle, à ce qu’elle pouvait ressentir. Jamais il n’a partagé ses rêves ou ses cauchemars. Encore moins ses insomnies.
Une indifférence plus tranchante que n’importe lequel de ses bistouris.
D’un simple regard, il sait la rabaisser mieux que n’importe qui.
D’une simple phrase, il sait l’écraser de sa toute-puissance.
Charlotte entrouvre la fenêtre et ferme les yeux.
Bien sûr, elle pourrait divorcer. Partir.
Mais il y a le fric. Cette montagne de fric.
Retomber dans la misère ?
Car Reynier a tout prévu au moment du mariage. Conseillé par les meilleurs avocats, il s’est assuré qu’elle n’aurait rien en cas de divorce.
Rien, ou pas grand-chose. En tout cas, pas assez pour que Lukas reste dans cette clinique de luxe avec un personnel aux petits soins. Sans Armand, que deviendrait-il ? Il finirait à l’hôpital public. Là où on le laisserait partir, mourir.
Progressivement, la colère a remplacé l’amour. Puis la haine a germé, pour croître démesurément. Telle une plante vénéneuse capable d’empoisonner chaque moment.
Lorsque Charlotte a compris qui était son mari. Lorsqu’elle a compris qu’elle était prise au piège.
Combien de fois a-t-elle souhaité sa mort ? Combien de fois a-t-elle rêvé de le tuer de ses propres mains ?
S’il venait à mourir, elle pourrait espérer ramasser quelques miettes de sa fortune, la majeure partie allant évidemment à Maud. Car là aussi, Reynier a tout prévu, tout calculé.
Mais quelques miettes, c’est toujours mieux que rien.
Charlotte ferme la fenêtre et embrasse à nouveau son fils. Elle caresse sa joue, ses paupières.
Elle aimerait tant revoir ses yeux.
Le placer dans cette clinique est la seule chose que Reynier a faite pour elle. Payer chaque mois une somme astronomique pour qu’il reste ici. Mais ce n’est sans doute pas par compassion, générosité ou grandeur d’âme. Seulement pour que Charlotte soit sa prisonnière.
Son esclave.
Pour qu’il puisse la baiser quand il ne couche pas avec une autre.
Pour qu’il puisse parader avec elle.
Читать дальше