— Je sors dans le jardin et je cours encore. Il fait très froid… Mais le jardin n’est pas du tout comme tu le vois aujourd’hui : c’est une sorte de… de jungle.
— De jungle ?
— Oui. Il y a des arbres partout, je suis obligée d’écarter les branches pour pouvoir continuer à avancer. Il y a du vent, un vent très fort. Et puis, d’un coup, je vois que mes pieds sont dans l’eau. Et l’eau commence à monter, monter, monter…
Maud semble terrorisée. Alors, Luc prend sa main dans la sienne.
— Ça a l’air terrifiant, murmure-t-il. Et que se passe-t-il après ?
— Bientôt, j’en ai jusqu’à la taille. Et puis jusqu’au menton… il y a des branches partout autour de moi. De temps en temps, je coule comme si quelque chose attrapait ma jambe et me tirait vers les profondeurs. Alors, je me débats pour remonter à la surface et reprendre un peu d’air… Ensuite, je vois quelque chose qui flotte et que le courant envoie vers moi. Je crois que c’est un gros morceau de bois, je me dis que je vais pouvoir m’y agripper. Mais quand la… chose arrive près de moi, je m’aperçois qu’il s’agit d’un corps. Il est retourné, je vois uniquement son dos… Son dos et ses cheveux. Des cheveux longs et clairs qui flottent dans l’eau sombre. Et là, je me réveille.
Les deux jeunes gens gardent le silence un moment, regardant l’eau calme du bassin.
— C’est effroyable, ce rêve, dit enfin Luc. Tu dois être morte de peur…
La main de Maud serre la sienne, comme un naufragé s’accroche à une bouée. C’est alors qu’ils aperçoivent la Porsche qui quitte le garage et descend vers le portail. Machinalement, Luc lâche la main de sa protégée.
— Tu avais quatre ans quand l’accident s’est produit, c’est ça ? demande-t-il.
— Trois ans et demi… Maman est morte en janvier.
— En janvier ? répète Luc.
— Oui, c’était le 11 janvier…
Cela fait deux jours que Luc n’a pas vu le professeur. Il a seulement aperçu la Porsche le matin et le soir.
Son employeur n’a visiblement pas envie de reparler du dernier message. De ce fameux 11 janvier… Quant à Luc, il a décidé de ne pas lui révéler sa petite conversation avec Maud, préférant attendre que Reynier se dévoile.
Allongé sur son canapé, face à la télé, il s’ennuie. Il n’a plus aucun roman à lire, il faudra qu’il se faufile dans la bibliothèque pour un ravitaillement.
En ce début d’après-midi, il fait trop chaud pour s’entraîner. Températures caniculaires depuis la veille, mieux vaut rester dans la relative fraîcheur du studio.
Ainsi qu’il l’avait prévu, Amanda ne laisse rien paraître. Ils se croisent, se parlent, comme si rien ne s’était passé. Même lorsqu’elle lui apporte ses repas et qu’ils sont seuls, elle semble un peu distante.
Tant mieux. Il ne faudrait pas que Maud se doute de quelque chose.
Chaque jour, la jeune femme s’arrange pour partager un moment avec lui.
Chaque jour, Luc voit grandir le désir dans ses grands yeux bleus. Clairs comme de l’eau de roche.
Il ne fait rien pour l’encourager.
Rien pour la décourager non plus.
Il éteint la télé et s’assoit sur le sofa. Depuis ce matin, il n’est pas au mieux de sa forme. Il sent une boule se former juste sous son plexus. Une sensation qu’il ne connaît que trop bien.
Il n’a jamais supporté l’inaction. Il faut toujours que son corps ou son esprit soient occupés. Sinon, le bateau commence à dériver. Et ses vieux démons se massent sur la rive pour l’appeler sans relâche. Avec leurs visages hideux et leur voix criarde, ils le poursuivent jusque dans ses rêves… quand il a la chance de dormir.
Le jeune homme tire un tiroir et en sort une boîte de médicaments. Il l’examine longuement, hésitant à l’ouvrir.
C’est alors que Marianne s’approche de lui, d’un pas silencieux.
— Non, tu peux encore résister, dit-elle. Tu dois encore résister.
Luc hésite un instant, puis la boîte retourne dans le tiroir.
Tant pis pour la chaleur, il rejoint le garage. À l’intérieur, la température doit avoisiner les trente degrés. Il enlève son tee-shirt et exécute quelques mouvements d’échauffement avant de passer aux choses sérieuses.
Frapper, encore et toujours.
S’acharner sur le sac de sable ou contre le mannequin de bois. Peu importe, du moment qu’il cogne. Qu’il enlève la soupape de sécurité. Laisse sa rage exploser.
Avant qu’elle ne le submerge.
Qu’elle ne le transforme.
Cogner, toujours plus fort.
Dans ces moments-là, il révèle son vrai visage. Sa vraie nature.
Sa vraie douleur.
Il n’est plus le jeune homme patient, docile et compréhensif. Il n’est plus le garde du corps zélé et attentif.
Il est celui que personne ne connaît.
Personne, sauf Marianne…
Soudain, la porte intérieure du garage s’ouvre et Luc s’immobilise. Charlotte se dirige vers sa voiture.
— Bonjour, madame.
Elle le détaille de la tête aux pieds tandis qu’il attrape une serviette pour s’essuyer.
— Bonjour, Luc.
Il remet bien vite son tee-shirt et s’avance pour lui serrer la main.
— Désolée de vous avoir interrompu, dit-elle.
— Pas de problème.
— Vous arrivez à faire du sport par cette chaleur ? s’étonne-t-elle. Mon mari vous dirait que ce n’est pas très bon pour la santé !
— Sans doute. Mais votre mari n’est pas là…
Elle ouvre la portière de l’Audi. Avant de monter, elle se retourne et le considère avec une sorte d’envie.
— Ça doit faire du bien, non ?
— Quoi donc ?
— De taper comme ça… de se défouler.
— Oui, admet Luc.
Elle lui semble plus triste que d’habitude. Plus fatiguée. Il remarque qu’elle ne s’est pas maquillée, qu’elle est toute de noir vêtue.
— Vous allez bien ? s’enquiert-il.
Elle baisse les yeux.
— Il faut toujours faire comme si, vous ne croyez pas ?
— Peut-être.
— Je vais voir mon fils, dit-elle.
— Ah… je ne savais pas que vous aviez un fils. Quel âge a-t-il ?
— Il a eu dix ans le mois dernier.
Elle a dit ça sans aucune joie.
— Dix ans ? Mais… pourquoi ne vit-il pas ici, avec vous ?
Elle le regarde à nouveau. Ses yeux ont pris la couleur du deuil.
— Mon fils n’est pas… Enfin, il n’est pas comme les autres enfants. Il ne peut pas vivre avec nous. Alors, je vais le voir une fois par semaine. Parfois deux… Quand j’en ai le courage.
— Je suis désolé, murmure Luc. J’ignorais le malheur qui vous frappe.
Charlotte sourit. Pourtant, Luc a l’impression qu’elle va pleurer.
— Vous devez vous demander où vous êtes tombé, pas vrai ?
Il ne sait quoi répondre, alors elle s’assoit derrière le volant et le regarde une dernière fois.
— Dans une famille maudite, dit-elle avant de démarrer. Une famille maudite…
* * *
Charlotte gare sa voiture à l’ombre d’un pin parasol et se regarde dans le petit miroir du pare-soleil. Elle rectifie sa coiffure d’un geste rapide et se décide enfin.
Après avoir traversé le parking, avec l’impression de marcher sur des braises, elle entre dans la clinique et s’arrête à l’accueil pour saluer la secrétaire.
— Bonjour, madame Reynier.
— Bonjour, Béatrice.
Ici, elle connaît tout le monde. Et tout le monde la connaît.
Elle monte l’escalier qui mène au premier étage. La clinique est silencieuse, comme anesthésiée par la chaleur caniculaire. Toutefois, à l’intérieur, la climatisation permet de garder une température acceptable.
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