— Vraiment ? répond bêtement Carole.
— Ça vous dérange ?
— Pourquoi ça nous dérangerait ? intervient Quentin.
L’ambiance est si lourde que Carole desserre le foulard enroulé autour de sa gorge.
— Le commandant Gomez enquête sur l’homme qui me harcèle, ajoute Cloé avec un sourire perfide. Vous savez, celui qui n’existe pas !
Carole soupire, Quentin lui renvoie son sourire.
— Nous avons cru que vous étiez… ensemble, dit-il. Il est tard, pour enquêter, non ? Vous faites des heures sup, commandant ?
Les deux hommes s’affrontent du regard, Quentin ne cède pas.
— Je suis en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, s’amuse Alexandre.
— Nous avons une police particulièrement efficace ! rigole l’infirmier. C’est rassurant. Vous bossez dans quel commissariat ?
— SDPJ du Val-de-Marne.
— Oh… Et votre enquête avance-t-elle ?
— À grands pas. Je ne vais pas tarder à envoyer ce type derrière les barreaux.
— Tant mieux, dit timidement Carole.
— Vous ne croyez ni l’un ni l’autre en l’existence de ce mystérieux agresseur, n’est-ce pas ? devine le commandant.
— Effectivement, ils n’y croient pas, confirme Cloé. Ils m’ont conseillé d’aller consulter un psy. Il faut dire que Quentin s’y connaît en malades mentaux… Il passe ses nuits à veiller sur eux. Alors forcément, il en voit partout !
— Je n’ai jamais dit que tu étais malade, corrige Quentin avec un calme surprenant.
— Non, juste que j’étais paranoïaque. Et c’est quoi, la paranoïa, sinon une maladie mentale ?
— Je crois qu’on n’a pas eu une bonne idée de s’arrêter ici, soupire Quentin en posant la main sur la cuisse de Carole.
Carole, qui se décompose, seconde après seconde.
— Je crois que Cloé n’a pas très envie de nous voir, continue l’infirmier. Alors, on devrait peut-être prendre congé et laisser le commandant poursuivre ses investigations .
Carole lève les yeux vers son amie ; elle est sur le point de pleurer.
— Tu vas m’en vouloir jusqu’à la fin de ta vie ? demande-t-elle, la gorge nouée. J’ai juste voulu t’aider.
Cloé hésite une seconde avant de répondre d’un ton cinglant :
— Ce fou m’a attaquée. Il m’a violée.
Carole manque de lâcher son verre.
— Mon Dieu, mais…
Cloé quitte la pièce, sans ajouter un mot. Ils entendent une porte claquer lourdement, au bout du couloir. Carole reste pétrifiée sur le canapé, son verre à la main.
— Vous devriez partir, préconise Gomez. Cloé a eu une très mauvaise journée, je crois que le moment est mal choisi pour une réconciliation. Une autre fois, peut-être…
— Oui… Je… On va s’en aller, murmure Carole.
Ils se lèvent tous les trois, Quentin s’approche d’Alexandre.
— Nous sommes rassurés de voir que vous êtes là, dit-il.
— Mon Dieu, murmure à nouveau Carole. Mais pourquoi elle ne m’a rien dit ?
Gomez les raccompagne jusqu’à la porte, leur serre la main.
— Les serrures ont été changées, au moins ? s’inquiète Quentin.
— Oui, le serrurier vient de partir. Mais pourquoi ces questions puisque vous ne croyez pas en l’existence de ce type ?
— Avec ce qu’elle vient de nous confier, je m’aperçois que nous nous sommes peut-être trompés, avoue tristement l’infirmier.
— Ça se pourrait, acquiesce le flic. Bonne soirée en tout cas.
— Veillez bien sur elle, commandant, conclut simplement Quentin.
Gomez verrouille la porte puis se rend dans la chambre, où Cloé s’est allongée. Sur le ventre, le visage dans l’oreiller. Il s’assoit près d’elle, caresse ses cheveux.
— Ils sont partis, dit-il doucement. Et je crois qu’ils ne sont pas près de revenir.
— Qu’ils aillent au diable ! profère une voix étouffée. Qu’ils aillent tous au diable…
— Moi aussi ?
Elle se tourne vers lui, il s’attend à un visage inondé de larmes. Mais elle ne pleure pas, sèche et dure comme de la pierre.
— Non, pas toi, dit-elle en se calant contre son épaule.
— Pourquoi as-tu balancé ça à ton amie ?
— Ce n’est plus mon amie. Et je veux qu’elle ait mal comme j’ai mal.
Ça fait une semaine.
Une semaine que l’Ombre ne s’est pas manifestée. Comme si elle était retournée aux ténèbres.
Ou comme si elle n’avait plus la clef.
Mais nul besoin de clef pour suivre Cloé dans la rue ou l’attendre à la sortie du travail.
Une ruse, un piège, ou la fin du cauchemar ?
Cette disparition soudaine conforte Cloé dans sa théorie : Martins était le chef d’orchestre de cette ignoble symphonie. Il a obtenu ce qu’il voulait, a donc mis fin au contrat de Bertrand en même temps qu’à ce jeu cruel.
Il ne fait pas encore jour, Cloé ne dort pas. Comme d’habitude.
L’Ombre est partie, mais le sommeil n’est pas revenu. Deux ou trois heures, pas plus.
Alexandre a quitté le lit pour s’installer dans le fauteuil de la chambre. Comme d’habitude.
On dirait qu’il a peur de dormir près d’elle.
L’Ombre est partie mais il reste fidèle au poste.
Peut-être parce qu’il ne peut se passer de moi… ?
À pas de loup, Cloé se rend dans la cuisine pour boire un grand verre d’eau et avaler un comprimé. Elle en est à quatre ou cinq par jour. Peut-être six, elle ne compte plus vraiment.
Pourtant, son cœur souffre de plus en plus. Accélère de plus en plus.
Mais elle sent qu’arrêter le traitement serait une erreur. D’ailleurs, elle n’a pas parlé de cette aggravation à son généraliste. Lui a juste demandé de renouveler l’ordonnance et de ne pas oublier les somnifères, ces fidèles compagnons quand l’insomnie devient trop dure.
L’Ombre est partie, oui. Pas les séquelles. Ces traces immondes qu’il a léguées en souvenir.
— Tu devrais te recoucher, il est encore tôt…
Cloé sursaute ; elle n’avait pas entendu Alexandre approcher.
— Surtout que tu as ton entretien aujourd’hui… Faut que tu sois en forme.
Elle tend les bras comme une invitation. Il la soulève du sol et la pose sur le plan de travail. Ses doigts font glisser les bretelles de la nuisette en satin, sur peau de satin. Il ferme les yeux, essayant de se souvenir de la douceur d’une autre peau. De l’odeur d’une autre femme.
Sa femme.
— Je croyais que je devais me reposer pour être en forme ! chuchote Cloé.
— J’ai dit ça ?
— Tu l’as dit.
— T’as raison, j’arrête ! dit-il en reculant d’un pas.
Elle passe ses mains derrière sa nuque, l’attire à nouveau contre elle.
— Je veux une fouille au corps, commandant !
Il se met à rire ; elle adore l’entendre rire. C’est si rare qu’elle a l’impression qu’il lui fait un cadeau. Précieux, puisqu’il ne l’offre à personne d’autre.
Il est temps d’y aller. Cloé enfile sa veste, attrape son sac et passe par le bureau de Nathalie.
— Je m’absente une heure ou deux, annonce-t-elle.
— D’accord, Cloé. Vous êtes joignable ?
— En cas d’urgence, seulement.
Dans le couloir, Cloé essaie de paraître naturelle. Pourtant, elle se rend à un entretien d’embauche dans une agence concurrente.
Tout a été si vite… Après le sacre de Martins, elle a envoyé son CV dans trois agences. Quarante-huit heures plus tard, elle recevait un premier coup de fil.
Les suivants ne tarderont pas, elle en est persuadée. Finalement, elle vaut peut-être encore quelque chose.
Finalement, tout va peut-être rentrer dans l’ordre.
Un nouveau poste, ailleurs, un nouvel homme dans sa vie. Même si c’est un flic veuf, sur la sellette. Qui préfère dormir dans un fauteuil plutôt que dans un lit.
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