Dès qu’il met un pied dehors, Gomez allume une cigarette et avale une grande bouffée d’oxygène aromatisé à la nicotine. Un délice…
Réfugié dans son appartement, Alexandre avale un déjeuner à scandaliser un nutritionniste, vautré sur son canapé.
Ce soir, il rejoindra Cloé. Pour assurer sa sécurité. Protection très rapprochée…
Il n’aurait jamais dû coucher avec elle, en est parfaitement conscient. Mais n’arrive pas à le regretter vraiment. Il a même hâte que ça recommence, alors que l’idée lui file une sorte de nausée. Il s’écœure lui-même.
Son portable vibre, il tend le bras pour le récupérer sur la table basse.
— Oui ?
— Bonjour, Alexandre, c’est Valentine.
— Valentine…, répète Gomez avec un sourire. Comment tu vas ?
— C’est à toi qu’il faut poser la question, répond la jeune femme.
— Vaut mieux pas.
Un petit silence, puis Valentine se lance.
— Je me demandais si on pouvait se voir, ce soir. Je ne suis pas de service et je te dois une invitation au resto.
— Tu ne me dois rien, précise le commandant. Et ce soir, j’ai quelque chose de prévu.
Il perçoit la déception à l’autre bout des ondes, hésite un instant. Jouissance et désespoir se mêlent parfois si bien…
— Mais on peut se voir cet après-midi, si tu veux.
— Pour un resto, ça ne va pas être pratique ! rigole Valentine.
— Offre-moi un café, alors.
— OK. Tu veux venir chez moi ?
Alexandre imagine un cinq à sept brûlant, préfère esquiver. Pour le moment.
— On pourrait se rejoindre en ville, dit-il. Tu vois le pub de la rue Racine ?
— Non, mais je trouverai, assure la jeune femme.
— Dix-sept heures là-bas, c’est bon ?
— C’est bon, confirme Valentine. À tout à l’heure.
— Je t’embrasse, dit Gomez avant de raccrocher.
Il jette le téléphone à l’autre bout du sofa, soupire. Il saisit un cadre sur la table, le pose sur ses genoux. Il sourit tristement à Sophie.
— Je sais, je déconne… Mais je suis encore là, j’ai tenu parole, tu vois. Pour l’instant, en tout cas. Pourtant, je ne t’avais rien promis, tu te souviens ?… Comment pourrais-tu te souvenir, désormais ? Il n’y a que moi qui me rappelle… Et ça fait mal à en crever.
Ça fait mal à en crever.
Cloé s’est enfermée dans son bureau. Debout face à la fenêtre, le front posé sur la vitre, les mâchoires affreusement soudées sur l’échec.
Comment Pardieu a-t-il osé lui infliger une chose pareille ?
Comment ce salaud a-t-il pu se montrer si cynique, si cruel ?
Nathalie frappe un coup à la porte, entre aussitôt.
— Cloé ? Je venais voir si…
— Sortez, ordonne sa supérieure d’une voix sourde.
— Mais…
— Sortez ! répète Cloé sans se retourner.
Enfin, la porte se referme dans son dos. Ses lèvres se mettent à trembler, sa gorge se serre.
Ne pas pleurer, attendre d’être à la maison.
La porte s’ouvre à nouveau, Cloé ferme les yeux.
— Je vous ai dit de sortir !
— J’ai à vous parler, annonce une voix masculine.
Une voix qu’elle hait, désormais. Elle se retourne pour faire face à Pardieu.
— Je comprends votre déception. Mais votre réaction, tout à l’heure… Vous enfuir de la sorte… ! J’aurais aimé un peu plus de retenue. Un peu plus de professionnalisme.
— Oh, je suis vraiment désolée que ma réaction vous ait déplu, monsieur le président !
Elle vient de s’adresser à lui sur un ton inédit. Arrogance mêlée de rage.
— Vous auriez préféré que je vous applaudisse, moi aussi ? ajoute-t-elle.
— J’imagine que vous me détestez, mon petit, soupire Pardieu. Mais…
— Cessez de m’appeler mon petit. J’ai un nom. Je m’appelle Cloé Beauchamp.
Le président sourit de manière un peu frondeuse. Comme si tout cela n’était qu’un jeu.
— Je vois que vous n’êtes pas en état de m’écouter. On en reparlera une autre fois.
— Comme il vous plaira, monsieur le président, rétorque Cloé.
Pardieu s’éclipse enfin, refermant doucement la porte. Cloé demeure immobile un instant.
Son regard incendie les piles de dossiers qui s’entassent sur son bureau. Qui la narguent.
Brusquement, elle en attrape un, le jette violemment contre la porte. Les papiers s’éparpillent sur le sol, elle les piétine avec fureur. Puis, dans un silence de mort, elle lance ses précieux dossiers, l’un après l’autre, à travers la pièce.
Enfin, elle s’effondre dans son fauteuil, complètement hébétée.
Gomez sort de la douche et part à la recherche de vêtements propres. Il faudrait qu’il songe à faire tourner une machine avant de se retrouver en caleçon.
Il descend l’escalier rapidement, décide d’aller au pub à pied, histoire de profiter de la douceur de cet après-midi printanier. Comme si le soleil pouvait faire fondre la glace.
Question d’épaisseur…
Il s’apprête à rejoindre une femme qui attend quelque chose de lui. Qui, sans doute, est tombée amoureuse de lui. Il s’apprête à lui dire qu’elle devrait l’oublier. Ou à lui donner un espoir, il n’a pas décidé.
Avant d’en rejoindre une autre, qu’il prendra dans ses bras, à qui il fera l’amour, cette nuit.
Tout, sauf plonger. Se raccrocher à n’importe quoi, n’importe qui. Combler le vide qui se creuse en lui, inexorablement. Et qui l’aspire dans un tourbillon vertigineux.
Perdu dans ses pensées, les mains calées au fond des poches de son vieux cuir, il marche rapidement, sans remarquer l’Ombre qui le suit à distance.
Il est 17 heures lorsque Cloé trouve enfin la force de quitter sa tanière. Elle ne peut rester une minute de plus dans cet endroit même si elle aurait aimé partir en dernier, histoire de ne croiser personne dans les couloirs.
Ils doivent tous jubiler. Rire dans mon dos.
Bande de salauds.
Elle s’est pris une bonne claque, la Beauchamp. Elle s’est fait remettre à sa place !
Elle imagine les ricanements, derrière chaque porte, invente les regards moqueurs. Les railleries bon marché. Pas un instant, elle ne songe que certains pourraient compatir à son sort.
Quand meurt le prédateur, le gibier exulte… !
Elle a passé l’après-midi à maudire le Vieux. À écouter germer en elle une haine, profonde. À imaginer comment elle pourrait le faire payer.
Comment elle le fera payer.
Alors qu’elle approche de l’ascenseur, elle voit arriver Martins en sens inverse.
Dès qu’il l’aperçoit, il redresse les épaules, bombe le torse. Tel le mâle dominant qui veut montrer qu’il est le plus fort.
Ils se croisent inévitablement, mais leurs regards s’évitent avec brio.
Cloé appelle l’ascenseur et jette un œil en direction de la porte du bureau de Pardieu, tout au bout du long couloir. Son pire ennemi, désormais.
Non, pas son pire ennemi.
Car elle le sait, sa nouvelle faiblesse ravira les ténèbres, faisant d’elle une proie parfaite.
Finalement, il ne lui a pas demandé de l’oublier. Il ne lui a rien demandé, d’ailleurs.
Alexandre s’est juste laissé faire. Avec l’impression que son cœur, si fatigué, s’enroulait dans une couverture de soie. Avec l’impression de planter ses crocs dans une chair tendre et juteuse, d’étancher sa soif avec du sang frais.
Mais rien, pourtant, ne pourra étancher sa soif. Rien, non plus, ne pourra réchauffer son cœur, déjà à l’agonie.
Juste un sursis.
Lorsque Valentine lui a pris la main, il n’a rien fait pour la lui reprendre.
Lorsqu’elle a avancé son visage vers le sien, il l’a embrassée.
Avant de la planter, au milieu de ce pub.
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