D’ailleurs, c’est exactement ce qu’il vient de faire.
— Je sais qu’avec Philip la maison sera entre de bonnes mains. Entré chez nous voilà maintenant huit ans, il a su se forger une solide expérience et a démontré qu’il savait à la fois prendre les bonnes décisions au bon moment et travailler dans l’esprit d’équipe qui caractérise l’Agence et a fait son succès.
Cloé est sonnée. Des petites étoiles multicolores morcellent son champ de vision. Elle n’entend plus grand-chose, des mots qui n’ont aucun sens.
Solide expérience… bonnes décisions… esprit d’équipe… succès …
Non, vraiment, ça n’a pas de sens.
Elle tourne une fois encore la tête vers Philip, voit sa défaite se refléter dans les yeux de son rival. Sa défaite et une condamnation à mort.
La douleur est atroce, l’humiliation effroyable.
Les regards, satisfaits ou compatissants, cuisent sa peau, creusent sa chair.
Lorsque les applaudissements éclatent, ils sont autant de gifles.
Alors, Cloé s’enfuit en courant.
Nous aurions alors affaire à un individu particulièrement pervers …
Nul besoin de consulter un psy pour comprendre ça. Gomez se dit qu’il a vraiment perdu son temps. Il se dit aussi que Laura a dû se sentir décidément bien seule. Seule, face à l’Ombre.
Au point de n’avoir plus qu’une seule issue : le grand plongeon vers l’inconnu.
Ce plongeon qu’Alexandre redoute autant qu’il l’espère.
Il laisse sa voiture sur le parking de l’hôpital, s’engouffre dans le grand bâtiment.
Plusieurs jours qu’il n’est pas venu. Mais ce n’est pas la culpabilité d’avoir abandonné le Gamin qui a conduit ses pas jusqu’ici. C’est plutôt un impérieux besoin.
Besoin de le voir, même si c’est au travers d’une vitre.
Arrivé dans le service, Gomez demande la permission d’entrer à l’infirmière en chef.
— Monsieur Laval a été transféré, annonce-t-elle. Son état s’est amélioré, alors on l’a mis dans une vraie chambre, en médecine générale.
— Il s’est réveillé ? espère Gomez avec un sourire d’enfant.
— Non, il est toujours dans le coma. Mais il n’a plus besoin d’assistance respiratoire.
L’infirmière lui indique le chemin à suivre avant de retourner à ses patients. Alexandre se remet doucement de ses émotions. Pendant une seconde, il a cru que le miracle s’était produit.
Il repart dans les couloirs, s’y perd, demande son chemin.
Enfin, cinq minutes plus tard, il pénètre dans la chambre de Laval sur la pointe des pieds. Comme s’il craignait de le réveiller. Alors qu’il aimerait tant le réveiller…
Il tire une chaise près du lit médicalisé, vire son blouson et s’installe.
— Salut, la Belle au bois dormant. Ta nouvelle chambre est chouette, dis donc !
Il prend la main du Gamin, l’écrase dans la sienne.
— C’est vrai que tu as meilleure mine.
Le visage de Laval est quasiment redevenu normal, aussi fin et racé qu’avant. Il est toujours sous perfusion, évidemment. Une banderille dans chaque bras. Il est également relié à une machine qui épie sa tension artérielle et les battements de son cœur.
Plus de tuyaux dans le nez ou la gorge. Certains de ses bandages ont même été enlevés.
Mais sa jambe n’a pas repoussé. Et ses yeux demeurent désespérément clos.
— Je t’ai apporté ça, reprend le commandant en posant un petit carnet sur la table de chevet. C’est pas de la lecture, puisqu’il est vierge…
Gomez lâche la main du lieutenant et attrape un stylo dans sa poche. Il ouvre le carnet sur ses genoux, inscrit la date sur la première page blanche.
— C’est une sorte de journal de bord, explique-t-il. Je vais y noter tous les progrès que tu fais jour après jour. Je vais aussi te noter les visites que tu reçois, les choses qui se passent et que tu ne peux pas voir. Mais que tu auras peut-être envie de savoir quand tu… quand tu te réveilleras.
Alexandre, de son écriture tranchante, écrit quelques lignes, puis relève les yeux sur le Gamin.
— Je suis désolé, dit-il. Ça fait plusieurs jours que je suis pas venu, je sais. Mais j’ai un truc sur le feu. Une enquête.
Il se souvient à quel point Laval aimait le foot. D’ailleurs, il y jouait, en amateur.
Lorsqu’il avait ses deux jambes.
La gorge d’Alexandre se comprime, il retient ses larmes.
— Même si je suis sur le banc des remplaçants depuis que tu es sur ce plumard, j’ai décidé de revenir sur le terrain… Je crois que je suis sur un gros truc. Un salopard qui s’en prend à des nanas, qui s’amuse à les rendre folles jusqu’à ce qu’elles se jettent par la fenêtre. Les psychopathes, c’est pas trop mon rayon, mais comme personne ne veut s’occuper de l’affaire, je m’y suis collé… Je crois que ça m’évite de devenir fou, moi aussi ! Et même si je ne viens pas tous les jours, je veux que tu saches que je pense à toi. Et ça, c’est tous les jours. Toutes les minutes. Toutes ces putains de secondes…
Alexandre se retourne brusquement, voit le capitaine Villard à l’entrée de la chambre. Qui sourit, presque tendrement.
Gomez lâche précipitamment la main du Gamin et ferme le carnet.
— Tu peux continuer à lui tenir la main, dit le capitaine en s’approchant.
Les deux hommes se dévisagent quelques instants, puis Villard s’assoit à son tour.
— Il va mieux, non ?
— On dirait, acquiesce Alexandre. En tout cas, il a une meilleure tête. Et puis il respire tout seul, maintenant.
— Et toi, comment vas-tu ?
Gomez est étonné que Villard lui pose cette question. Il se contente de hausser les épaules.
— Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Tu t’emmerdes pas trop ?
— Je tricote des écharpes pour le Secours populaire.
— Paraît que t’enquêtes en douce. C’est vrai ?
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ! Je suis nul, pour le tricot.
Le commandant reprend finalement la main de Laval dans la sienne.
— Tu crois qu’il va se réveiller ? demande encore Villard.
— J’en sais rien. Si je pouvais donner ma vie pour qu’il récupère la sienne, je le ferais.
Le capitaine secoue la tête.
— T’as toujours adoré les grandes phrases, hein, Alex ?
— C’est la vérité. C’est ma faute s’il est dans cet état. Et je te jure que je voudrais être à sa place. Non seulement pour qu’il n’endure pas ce qu’il endure, mais parce que ça m’irait très bien d’être dans le coma.
Villard est soudain très mal à l’aise.
— Alex, on t’a pas beaucoup aidé quand ta femme est partie, mais…
— Tu peux dire morte, coupe durement Gomez.
— Quand ta femme est morte, corrige Villard. Mais t’as pas voulu qu’on t’aide. T’as fait le vide autour de toi.
— Non. J’ai été aspiré par le vide. C’est pas pareil.
— Je sais que tu ne voulais pas ça. On sait tous que tu ne voulais pas ça. Que tu voulais pas mettre Laval en danger. On n’a pas oublié qui tu es.
Gomez sent de nouvelles larmes affluer. Alors, il enfile son blouson et se penche pour embrasser Laval sur le front.
— Je reviendrai demain, mon petit gars. Sois sympa, fais pas trop chier les infirmières.
Puis il serre la main à son adjoint.
— Merci, mon vieux, dit-il.
— De quoi ? s’étonne Villard.
— Merci, c’est tout.
Il passe la porte, accélère le pas pour s’évader au plus vite de ces couloirs qui empestent silencieusement la maladie et la mort. Au moins Sophie aura-t-elle échappé à ça. Vivant ses dernières années dans leur appartement, auprès de lui.
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