— Quelle fille ?
— Me prends pas pour un con, Alex ! enrage le divisionnaire.
— Tu parles de Cloé Beauchamp ?
— Oui, je parle de Cloé Beauchamp, confirme Maillard. Je parle d’une cinglée qui…
— Elle n’est pas cinglée, l’interrompt Alexandre d’une voix calme. Et elle a besoin de nous parce qu’elle est en danger.
Le directeur ouvre un dossier sur son bureau.
— C’est d’un psy dont elle a besoin. Et tu n’es pas psy, Alex. Psychopathe, peut-être, mais psychiatre, sûrement pas !
— Merci du compliment.
— Tu devais te tenir tranquille, tu devais te reposer, te mettre au vert… Te faire oublier !
— Si personne ne la prend au sérieux, elle va mourir. C’est ce que tu veux ?
Maillard semble ébranlé par l’assurance de son ami.
— Qu’est-ce qui te permet d’affirmer ça ?
— Lorsque j’ai appris pourquoi elle était venue nous voir, j’ai tout de suite fait le rapprochement avec une autre affaire dont j’avais entendu parler. Une nana, dans le 95, ayant porté plainte à plusieurs reprises pour le même type de problème.
— Et alors ? Des agitées du bocal, il doit y en avoir pas mal qui traînent chez nous comme dans le 95 !
— Et alors ? réplique Alexandre en le fixant droit dans les yeux. Alors, l’autre agitée du bocal est morte.
Le commissaire reste silencieux un instant. Alex sait qu’il a fait mouche.
— Morte comment ?
— Officiellement, c’est un suicide. Le saut de l’ange.
Sur les lèvres du divisionnaire se profile un sourire narquois. Mauvais présage.
— Un suicide, hein ?
— Peut-être bien qu’on l’a poussée dans le vide, ajoute le commandant.
— Plein de gens sautent par la fenêtre. Ça arrive tous les jours. Et c’est assez rare qu’on ait besoin de les aider.
— Pourquoi tu ne me fais pas confiance ?
— Je t’ai toujours fait confiance, Alex. Mais tu n’as pas le droit d’enquêter sur cette affaire.
— Eh bien dans ce cas, mets quelqu’un d’autre dessus.
— Hors de question.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a pas d’affaire ! J’ai lu les mains courantes et la plainte déposée samedi soir. J’ai appelé le toubib qui a examiné cette fille. Il n’y a rien, Alex. C’est vide. Complètement vide ! Vu la charge de boulot, je ne vais pas mobiliser quelqu’un simplement parce qu’un flic en congé a un vague pressentiment !
— Arrête de hurler, prie Alexandre. Je ne suis pas n’importe quel flic et j’ai des éléments qui ne sont pas seulement un vague pressentiment . Le dossier est vide parce que ce salopard est malin.
— Non, Alex. Je ne marche pas. Cette fille nous mène en bateau, elle a des problèmes à résoudre et n’a qu’à aller voir un spécialiste. Quant à toi, depuis que… depuis que Sophie n’est plus là, tu ne fais que des conneries.
Gomez accuse le coup. Il s’y attendait.
— Tu ne crois plus en mon instinct ?
— Pas en ce moment, assène Maillard. De toute façon, le parquet a classé la plainte de samedi. Alors, on ne peut pas enquêter.
Ce n’est pas une grosse surprise, mais Alexandre gardait un espoir.
— Cette fille est barge, répète son directeur. Alors éloigne-toi d’elle, OK ?
— Elle est menacée, je le sais !
— Elle se croit menacée, nuance.
Gomez garde le silence, Maillard hausse le ton.
— Ne m’oblige pas à prendre des sanctions envers toi ! Je n’en ai pas envie.
Alexandre fixe son ami quelques secondes jusqu’à l’obliger à baisser les yeux puis claque la porte sans ajouter un mot. En passant devant son bureau, il s’arrête un instant. Bizarrement, il a l’impression de n’être plus ici chez lui.
Un étranger, que même les murs rejettent.
Cloé ouvre sa messagerie tout en terminant son expresso. Nathalie progresse, son café devient buvable.
Un mail de Pardieu ayant pour objet URGENT attire son attention. Elle clique dessus, constate qu’il a été envoyé le matin même à 8 h 15 à l’ensemble des cadres de l’entreprise.
Tous convoqués à une réunion surprise, en début d’après-midi.
Une bouffée brûlante enflamme sa poitrine. Le grand jour est arrivé. Il va l’annoncer à tous.
Cloé sourit et ferme les yeux. Aujourd’hui, jour du sacre. Aujourd’hui, elle tiendra sa victoire.
Il faut qu’elle partage ça avec quelqu’un, qu’elle le crie sur les toits. Elle attrape son portable, ouvre son répertoire. Mais qui appeler ?
Naturellement, elle compose le numéro d’Alexandre. Il décroche quasi instantanément.
— C’est moi, Cloé. Je te dérange ?
— Je conduis, mais ça va… Qu’est-ce qui se passe ?
— Le Vieux nous convoque tous pour une réunion surprise cet après-midi. Il va annoncer qui sera son successeur… Ça y est, je vais enfin être officiellement désignée !
— Tant mieux, répond Alexandre.
— Ça n’a pas l’air de te faire plaisir !
Elle réalise soudain qu’elle connaît à peine cet homme. Pourtant, c’est à lui qu’elle a eu envie de se confier.
— C’est pas ça, réplique Gomez. J’ai quelques soucis, je t’en parlerai ce soir. J’ai un rendez-vous, là…
— D’accord. Je t’embrasse.
— Moi aussi.
Il raccroche, Cloé relit le mail de Pardieu. Sa main se crispe sur la souris.
Bizarre que le Vieux ne lui en ait pas parlé avant de l’envoyer.
Mais pourquoi lui en aurait-il parlé, après tout ? Il lui a déjà annoncé la bonne nouvelle il y a des semaines. Et puis, elle se remémore qu’il lui a fait des sourires appuyés ce matin, quand elle est passée le saluer. Ils ont conversé un long moment, elle s’est à nouveau excusée de son retard de vendredi avant de lui parler d’un gros contrat qu’elle s’apprête à décrocher. Une manne, pour l’Agence. Et Papy a eu l’air particulièrement satisfait.
Alors non, aucun doute ne doit venir la ronger.
Elle se laisse aller en arrière sur son fauteuil, savoure l’instant. L’impression d’être une princesse à la veille de son couronnement. Bientôt, elle sera maîtresse en ces lieux.
Des années de travail acharné, des sacrifices astronomiques. Et enfin, la récompense.
Elle aurait aimé l’annoncer à Bertrand. Elle a passé la nuit avec un autre homme, pense encore à lui. Il devrait être là, à ses côtés. Il est si loin, pourtant. La blessure, toujours ouverte, semble refuser de cicatriser.
Après la joie, les larmes.
Je n’aurais jamais couché avec ce flic si tu ne m’avais pas abandonnée !
Soudain, alors qu’elle imagine les yeux fermés le visage de Bertrand, quelque chose la percute de plein fouet. Quelque chose qui manque de la faire tomber.
Une évidence.
Chaque fois que ce monstre s’est manifesté, Bertrand n’était pas là.
J’ai déjà aperçu l’Ombre dans la rue, alors que j’étais avec Carole. Mais jamais lorsque j’étais en compagnie de Bertrand. Pourquoi ?
La première fois que ce malade m’a suivie dans la rue, c’était après une soirée où Bertrand ne m’avait pas accompagnée.
Tant de coïncidences troublantes… Son esprit se met à tourner à un rythme effréné, l’épisode du garage lui revient en mémoire.
Bertrand a très bien pu couper l’électricité lui-même, me tendre ensuite ce piège. Qu’est-ce qui me prouve qu’il a réellement été le témoin de cet accident de voiture ?
Le soir où j’ai vu l’Ombre dans le jardin… Quelques minutes plus tard, Bertrand sonnait à ma porte.
L’accident de mon père… Je lui avais donné l’adresse de mes parents et raconté au téléphone que papa faisait sa balade chaque matin.
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