Murat secoue la tête. Elle refuse visiblement d’y croire, même si ses certitudes viennent d’en prendre un coup.
— Pourquoi les rendre folles, comme vous dites, avant de les tuer ?
Gomez hausse les épaules.
— Ne me demandez pas de comprendre les motivations profondes d’un psychopathe. Moi, c’est plutôt les dealers, les braqueurs, les proxos…
— Je vois, sourit la psy. Vous savez, j’ai décelé chez Laura un délire paranoïaque. Et je cherchais les raisons qui auraient pu la faire basculer dans ce genre de pathologie. Mais elle ne m’a malheureusement pas laissé le temps de comprendre. Elle n’est venue que trois ou quatre fois, comme je vous l’ai indiqué… Sans doute n’ai-je pas dit ce qu’elle voulait entendre, alors elle n’est pas revenue.
— En effet, ce n’est pas le suicide qui a interrompu les séances, confirme Alexandre. Elle s’est donné la mort environ deux mois après avoir cessé de venir ici.
— Dites-moi, cette femme dont vous me parlez, celle qui serait la seconde victime …
Elle a une drôle de façon de dire victime. Gomez comprend qu’il ne l’a pas convaincue.
— Je songe à quelque chose… Ne pourrait-elle pas avoir entendu parler de Laura ?
— Elles ne se connaissaient pas, affirme Gomez.
— Vous êtes certain qu’elles n’avaient pas d’amis en commun ? Que cette femme n’a pas pu, d’une manière ou d’une autre, avoir connaissance de l’histoire de Laura ?
— Pourquoi ?
— Si cette seconde victime …
— Elle s’appelle Cloé, précise Alexandre.
— Si Cloé a entendu parler de cette histoire, si cela lui a fait peur, elle a très bien pu par la suite développer le même genre de symptômes. Si elle avait le terrain, bien sûr.
Gomez lui adresse un regard interrogateur.
— Je vais être plus claire…
— Je veux bien ! ironise Alexandre.
— Imaginons un instant que Cloé ait ces fameuses prédispositions. Autrement dit, qu’elle ait une personnalité paranoïaque. Imaginons ensuite qu’elle entende parler de ce que vit Laura. Elle se persuade que cette femme est réellement harcelée. Ça l’effraie, elle se dit que c’est un cauchemar qu’elle n’aimerait pas endurer. Elle se dit même qu’un malade mental rôde dans le secteur. Qu’il pourrait très bien s’en prendre à elle… Il suffit ensuite d’un déclencheur pour qu’elle suive le même chemin que Laura.
— Un déclencheur ?
— Un homme qui la suit dans la rue, par exemple. Ça arrive tous les jours, vous savez.
— C’est comme ça que ça a commencé, avoue Gomez. Un type qui l’a suivie alors qu’elle rejoignait sa voiture.
— Cloé a-t-elle des antécédents psychiatriques ? Une personnalité paranoïaque ?
— Je n’en sais rien, avoue le flic.
— Il faudrait vérifier, commandant. Il faudrait interroger ses proches, ses amis… Bien sûr, ce n’est pas forcément facile à déceler pour des non-spécialistes, mais je crois que votre priorité est de savoir si, oui ou non, Cloé a pu entendre parler de Laura. Et si la réponse est oui, soyez sûr qu’elle souffre du même syndrome.
— Je ne crois pas, mais je vais vérifier.
— Il faut que je vous laisse, maintenant. Je ne peux pas faire attendre mon patient plus longtemps.
Cloé n’a pas déjeuné.
Elle a l’impression qu’un nœud coulant étreint ses tripes un peu plus à chaque respiration.
Toutes les cinq minutes, elle consulte l’horloge, en bas à droite de son moniteur. Elle ne saurait dire si le temps avance trop vite ou trop lentement.
La réunion commence dans un quart d’heure, Cloé a le trac. Comme l’artiste, avant d’entrer en scène.
Elle quitte son bureau pour rejoindre les sanitaires. Face au grand miroir, elle arrange ses cheveux, vérifie son maquillage, boutonne son chemisier un peu plus sévèrement.
Une directrice générale doit-elle être sexy ou stricte ?
Ses mains sont légèrement moites, tout comme son front. Elle réalise alors qu’elle a changé. Vraiment, profondément. Il y a quelques mois à peine, elle aurait montré plus d’assurance. Le seul sentiment qu’elle aurait ressenti dans un moment pareil aurait eu un goût de victoire.
Mais il s’est passé tant de choses, en si peu de temps…
Les deux mains à plat sur le carrelage verdâtre qui entoure la vasque, elle ferme les yeux.
J’ai réussi, le grand jour est arrivé. J’ai réussi, malgré les obstacles, malgré tout ce que j’ai eu à affronter. Malgré ce que Bertrand m’a fait subir.
— Mais je vais tout raconter à Alexandre et il va te réduire en miettes !
La porte s’ouvre, la silhouette de Martins se dessine dans le miroir. Imposante.
Ils auraient pu éviter les toilettes mixtes.
— Nerveuse ? nargue le directeur adjoint.
Il la toise de son petit air satisfait.
Pauvre Philip, tu ne sais pas ce qui t’attend !
— Je n’ai aucune raison d’être nerveuse.
— En effet, puisque les jeux sont faits, confirme Martins avec un sourire qui en dit long.
Ils se dévisagent par reflets interposés, ça dure de longues secondes. Puis Cloé retourne dans son bureau et tombe nez à nez avec le président.
— Il est l’heure, Cloé.
— Allons-y, dit-elle.
Il lui prend le bras, ce contact inhabituel la rassure. Ils marchent ensemble vers la grande salle de réunion où une partie des cadres attend déjà. Comme s’ils traversaient une cathédrale pour rejoindre l’autel.
Les tables et les chaises ont été poussées dans le fond. Ce sera donc une réunion debout, ou plutôt un discours.
Martins arrive à son tour, serre quelques mains. Son regard croise à nouveau celui de Cloé, dans un affrontement silencieux. Puis Pardieu se place près de la fenêtre et réclame le silence. En arc de cercle, les collaborateurs se rassemblent face à lui. La grand-messe peut commencer.
— Je vous ai tous réunis aujourd’hui pour vous annoncer quelque chose de particulier.
On entend les mouches voler. Et les battements de son cœur, Cloé en est sûre.
— J’ai décidé de prendre ma retraite dans une quinzaine de jours.
La nouvelle ne surprend personne. Depuis quelque temps déjà, les paris allaient bon train quant à la succession au trône.
— Rassurez-vous, mon discours d’adieu n’est pas pour aujourd’hui ! Je vous le réserve pour mon pot de départ. Quand vous aurez bu assez de champagne pour pouvoir le supporter !
Quelques-uns rigolent doucement, d’autres se contentent de sourire. Cloé et Martins restent de marbre.
— Si je vous ai réunis aujourd’hui, c’est pour vous dire qui va me succéder à la tête de l’Agence. Il m’a fallu longuement réfléchir, en concertation avec le CA. Et je peux vous dire que le choix n’a pas été facile. Non que je sois irremplaçable, bien sûr, mais… c’est toujours compliqué, ce genre de décision.
Allez, vas-y, Papy, dis-le ! prie Cloé en silence.
— À partir du 1 erjuin, l’Agence aura à sa tête une personne que vous connaissez tous puisqu’elle travaille chez nous depuis quelques années maintenant…
Une boule de feu explose dans le ventre de Cloé. Elle ne peut empêcher ses lèvres de sourire, ses yeux de se braquer furtivement vers Martins, aussi livide qu’un cadavre.
— Cette personne prendra donc ses fonctions dans une quinzaine de jours, poursuit Pardieu. Et j’espère que vous vous montrerez tous aussi fidèles et loyaux envers elle que vous l’avez été envers moi…
Il tourne la tête en direction de Cloé, la fixe droit dans les yeux.
— Mon successeur s’appelle Philip Martins.
Le choc est tel que Cloé a l’impression que le Vieux vient de lui donner un coup de poignard dans le dos.
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