Les incidents défilent en accéléré dans sa tête, elle peine à respirer.
Non, c’est impossible !
Pourtant, on dirait qu’un voile vient de se déchirer. Le ciel s’éclaircit, elle voit nettement. Distingue le contour de chaque chose.
L’Ombre et Bertrand ne sont qu’une seule et même personne.
— Il faut prendre rendez-vous, monsieur.
Gomez exhibe sa carte de flic, avec l’impression de brandir un faux.
— Je dois voir le médecin très vite. J’ai laissé un message, samedi.
— Oui, je l’ai eu en arrivant, répond la secrétaire. Mais le docteur Murat est en consultation toute la matinée.
Alexandre lui adresse un petit sourire qu’il espère charmeur.
— Je me faufilerai entre deux patients. C’est très important, vous savez… J’ai vraiment besoin de la rencontrer. Et je ne lui volerai pas trop de son temps, c’est promis.
— Je lui en parle dès qu’elle sort de son cabinet, assure la secrétaire. En attendant, patientez dans la petite salle, là…
— D’accord. Merci, madame.
Il va sagement s’asseoir dans la pièce où attend déjà un homme d’une cinquantaine d’années qui n’a pas l’air dans son assiette. La plante verte semble plus en forme que lui.
Il transpire à grosses gouttes et se ronge méthodiquement les ongles. Le flic espère qu’il sera mieux en sortant du cabinet qu’en y entrant.
— Ça fait longtemps que vous venez ? demande le patient d’une voix mal assurée. Elle est vraiment très compétente, vous verrez. Moi, ça fait cinq ans que je la vois chaque semaine.
— Ah… Et ça vous fait du bien ?
— Oui. Avant, vous voyez, je n’aurais jamais osé vous parler.
— J’ai l’air si effrayant que ça ? s’inquiète Alexandre.
— Non, c’est pas ça ! C’est moi… J’ai des phobies. Je n’arrive pas à parler aux autres. Enfin, je n’y arrivais pas. Maintenant, ça va mieux. Et vous ? Ça vous gêne, peut-être… de dire pourquoi vous êtes là. Je suis indiscret !
— Non, ça ne me gêne pas, réplique Gomez. Je viens lui parler d’un suicide.
Le patient écarquille les yeux, visiblement catastrophé. Gomez aurait mieux fait de se taire.
— Il ne faut pas ! Il ne faut pas, je vous assure ! Le suicide n’est pas la solution !
— Je suis commandant de police et j’ai besoin d’un conseil dans l’une de mes enquêtes, corrige bien vite Alexandre.
— Oh, pardon ! Je croyais que…
— Y a pas de mal.
La porte du cabinet s’ouvre à point nommé ; la psychiatre raccompagne une jeune femme puis s’entretient quelques secondes avec sa secrétaire avant de se présenter à la porte de la salle d’attente. Elle salue son habitué et toise Gomez.
— Commandant ? Je vais vous recevoir tout de suite. À condition que ce soit rapide.
Alexandre lui serre la main, adresse un clin d’œil à l’homme assis à côté de la plante verte puis suit la psychiatre jusqu’à son spacieux cabinet.
— Pardonnez-moi de ne pas avoir pris rendez-vous, mais j’ai eu votre nom samedi et c’est assez urgent.
— Asseyez-vous, propose le docteur Murat.
Gomez s’installe sur l’unique chaise qui trône devant le bureau. La psychiatre est une femme d’une quarantaine d’années, au physique plutôt ingrat mais au regard intimidant.
— Je viens vous parler de Laura Paoli. Une de vos anciennes patientes.
— Laura Paoli… Oui, je m’en souviens, acquiesce la toubib. Que devient-elle ?
— Elle est morte, révèle le flic.
La psychiatre n’a pas de vraie réaction.
— J’aurais dû m’en douter. Sinon, vous ne seriez pas là… Que lui est-il arrivé ?
— Elle s’est suicidée en se jetant par la fenêtre. Il y a environ six mois.
Murat s’accorde un instant pour digérer la mauvaise nouvelle. L’échec.
— Le fait qu’elle ne vienne plus vous consulter ne vous a pas alarmée ? demande le flic.
— Non. Ça arrive très souvent, vous savez… Les patients interrompent leur suivi quand bon leur semble. Et puis, je n’ai pas vu Laura très longtemps. Quatre séances, tout au plus. Mais je me rappelle de cette jeune femme parce que ce n’est pas un cas qu’on rencontre tous les jours.
— Ça m’arrange, sourit Gomez. Comme ça, vous allez pouvoir me parler d’elle, de ses problèmes. Racontez-moi d’abord comment était Laura lorsqu’elle est venue vous voir. Pourquoi elle avait besoin de vous…
La psychiatre s’installe plus confortablement dans son fauteuil et croise les jambes.
— Je me souviens qu’elle fixait le divan comme s’il lui faisait peur. Alors qu’elle était déjà assise sur la chaise. Il paraît que je suis folle, docteur , a-t-elle dit d’entrée. J’ai été surprise, évidemment. Je lui ai demandé qui prétendait qu’elle était folle et elle m’a dit : Tout le monde. Mes amis, ma famille … Ensuite, elle m’a raconté son histoire. Une présence, invisible, qui transformait sa vie en cauchemar… Des fenêtres qui s’ouvraient pendant son absence, des objets qui changeaient de place sur les étagères. Des photos qui disparaissaient dans les albums. Des bruits, la nuit… Au départ, je me suis dit qu’elle était vraiment harcelée, mais j’ai vite compris qu’elle souffrait d’un délire paranoïaque.
— Pourquoi ? interroge Gomez.
— Eh bien parce qu’elle me racontait des histoires à dormir debout ! Pourquoi diable quelqu’un rentrerait chez elle — et comment rentrerait-il chez elle sans effraction, alors qu’elle a fait changer les serrures ? — pour déplacer simplement des bibelots sur les étagères ?
— Pourquoi pas ? assène le commandant.
— Parce que ça n’a aucun sens ! se défend la psychiatre.
— Sauf s’il désire justement que tout le monde la croie folle. Il fait des choses complètement improbables aux yeux de tous, voire aux yeux de sa propre victime, de façon à ce que personne ne puisse songer un instant qu’il existe vraiment ailleurs que dans la tête de cette pauvre femme…
— Vous insinuez que Laura était réellement harcelée ? Vous avez des éléments qui permettent de le penser ?
— Oui.
Il a l’impression que Murat vient de recevoir un coup de gourdin sur le crâne.
— Nous aurions alors affaire à un individu particulièrement pervers…
— Tout juste, confirme Alexandre. Un de mes collègues m’avait parlé de Laura Paoli et il se trouve qu’une femme est venue dans le commissariat où je travaille pour se plaindre de faits quasiment identiques. Alors, forcément, j’ai fait le rapprochement.
— Vous êtes en train de me dire qu’il a recommencé ?
— Malheureusement, docteur.
La psychiatre enlève ses lunettes, comme pour ne pas voir l’évidence.
— Mais ce n’est pas un peu gros, non ? demande-t-elle. Je veux dire… que vous ayez entendu parler de Laura et que vous soyez tombé sur la seconde victime ?
— Ce type vit dans le coin, il chasse dans les parages. Je ne connais que deux de ses victimes, mais si ça se trouve, il y en a beaucoup plus. Et forcément, vu ses méthodes et le temps qu’elles prennent, il est obligé d’agir sur un territoire restreint. Un psychopathe peut sillonner la France lorsqu’il viole ou qu’il tue sa victime et rentre ensuite tranquillement chez lui. Ici, nous avons affaire à un type qui les harcèle pendant des mois. Alors, il ne peut pas s’éloigner de chez lui, de son travail s’il en a un… Donc, ses victimes sont toutes regroupées dans le même secteur géographique.
— Je n’arrive pas à y croire, avoue la toubib. Et quel serait son but, selon vous ?
— Les rendre folles. Et les tuer ensuite. Laura s’est officiellement jetée par la fenêtre mais je pense qu’il l’a un peu aidée.
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