J’ai du boulot, on se voit bientôt .
Elle n’a même pas protesté. Heureuse, visiblement, des miettes qu’il daignait lui donner.
Alexandre arrive en bas de son immeuble, monte directement dans sa voiture et met le gyrophare sur le toit. Il n’est plus flic pour longtemps, le sait. Alors autant en profiter.
Bientôt, tout cela sera terminé.
Cloé, Valentine, sa carrière.
Sa vie.
Tout n’est qu’illusion. Puisqu’elle est morte.
Il respire, il fume, il mange, il boit, il bande. Il a le cœur qui bat, parfois un peu fort. Il a des souvenirs plein la tête, qui surnagent au milieu du désastre.
Mais tout cela n’est qu’un mirage.
Puisqu’il est mort.
Cloé avait oublié le serrurier. Il patiente devant chez elle, en grillant une cigarette.
Elle ne songe pas à s’excuser de son retard, le laisse œuvrer sur sa porte d’entrée, tandis qu’elle se réfugie dans le salon. Elle remplit un demi-verre de whisky, y ajoute du jus d’orange et se cale dans un fauteuil.
Tout cela n’est qu’un rêve. Un cauchemar. Elle va forcément ouvrir les yeux. Et tout va reprendre sa place.
Deuxième verre.
Ça lui rappelle quand Lisa est tombée. Juste après, elle s’est dit la même chose.
Pas possible qu’une horreur pareille soit arrivée. Nous soit arrivée .
C’est un cauchemar, je vais me réveiller… Demain matin, tout sera effacé .
Elle ne s’est jamais réveillée. Lisa non plus.
C’était donc vrai.
Elle allume son ordinateur portable, sort de l’oubli son curriculum vitae, datant d’il y a plus de trois ans. À un moment où elle songeait à quitter l’Agence pour aller voir ailleurs. Le mettre à jour, rédiger une lettre de motivation. Et demain, postuler dans une autre boîte.
Sa vue se brouille, elle ferme les yeux. Recommencer, à zéro. Ou presque. Démarrer une nouvelle carrière, dans une autre maison. Avec de nouveaux collègues, un nouveau patron. Un autre à qui il faudra lécher les bottes. Prouver qu’elle a de la valeur, qu’elle est la meilleure.
— Je ne suis pas la meilleure, murmure-t-elle. Je ne suis plus rien…
Elle essuie ses larmes d’un geste rageur, termine son verre.
— Ils ont préféré Martins, ça veut dire que je ne vaux plus rien !
Elle ferme le PC, se lève d’un bond pour arpenter le salon.
— Tout ça, c’est ta faute, fumier ! hurle-t-elle soudain. Tout ça, c’est à cause de toi ! Et je te jure que tu vas me le payer !
À l’entrée de la pièce, le serrurier la fixe d’un air ébahi.
— Vous m’avez parlé ? ose-t-il timidement.
Cloé fait non, d’un signe de tête.
— J’étais au téléphone, prétend-elle. Vous avez terminé ?
— Non, pas encore… J’y retourne.
C’est ça, retournes-y. Fais en sorte que cette ordure ne puisse plus mettre un pied chez moi.
Bertrand, cette ordure. Mais ça pourrait tout aussi bien être Martins… Si tel est le cas, la mission de l’homme en noir est terminée. Cloé ne le reverra plus jamais et s’apprête à débourser une centaine d’euros pour rien. Mais qu’est-ce qu’une centaine d’euros quand son rêve se brise ?
Se brise. Comme la colonne vertébrale de Lisa.
Le serrurier est encore là lorsque Gomez se présente chez celle qu’il appelle encore sa cliente.
Le commandant serre la main de l’artisan.
— Madame est dans le salon ! chuchote-t-il. Et elle a l’air de très mauvais poil !
— Madame est toujours de mauvais poil, précise Gomez avec un sourire.
Gomez trouve effectivement Cloé dans la salle à manger, debout face à la fenêtre, bras croisés, en train de scruter le jardin. On dirait que ça fait des heures qu’elle est là.
— Bonsoir…
Quand elle se retourne, Alexandre comprend instantanément que la journée a été éprouvante.
Son regard, comme un livre ouvert au chapitre tragédie.
Il vient près d’elle, hésite cependant à la toucher. Avec la curieuse impression que la nuit d’avant est déjà loin. Qu’ils sont à nouveau des étrangers.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? interroge le flic.
— Sers-toi un verre, si tu veux, propose-t-elle en se remettant face à la fenêtre.
Alexandre remarque alors la bouteille de whisky sur la table basse, le verre vide.
— Je vois que tu as commencé sans moi… On a pourtant déjà parlé de ça, non ?
— Si t’es venu pour me faire la morale, va-t’en, balance Cloé.
— Je suis venu assurer ta protection. Et je te remercie pour ton chaleureux accueil.
Il entend qu’elle ricane.
— Pour assurer ma protection ? Ou pour passer un bon moment, peut-être… ?
Alexandre l’oblige à lui faire face. Elle plonge ses yeux dans les siens. Désormais, elle parvient à soutenir son regard. Question d’habitude.
— Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? propose Alexandre. C’est toi qui m’as allumé, tu ne te souviens pas ?
— J’ai pas eu beaucoup à insister.
Alexandre sourit, comme s’il lui crachait au visage.
— Que veux-tu ? Tu es irrésistible ! C’est ça que tu essaies de me dire ? Curieux que ton mec se soit cassé, alors… Je me demande pourquoi ! Tu es si douce, si charmante !
Cloé se dégage de son emprise, pose son front contre la vitre.
— Qu’il vienne me tuer, ça vaudra mieux.
Le flic soupire et se sert finalement un verre de single malt.
— Merveilleux… Je te propose d’oublier ce qu’on vient de dire, OK ?
— OK, murmure Cloé. Je suis mal, désolée.
— J’avais compris. Tu l’as vu ? suppose-t-il en allumant une Marlboro.
Murée dans le silence, Cloé fixe la rue déserte, soudain passionnante.
— Ton imitation de la statue est parfaite… C’est si dur que ça, de me parler ?
Le serrurier frappe deux coups discrets à la porte du salon.
— J’ai terminé, madame. Je vous ai laissé les deux jeux de clefs à l’entrée.
Cloé attrape son sac à main, en sort son chéquier. L’artisan lui remet une facture et attend sagement, lorgnant la bouteille de whisky avec l’espoir de se voir offrir l’apéro.
Mais Cloé se contente de lui remettre le chèque, sans un mot.
— Bien, merci. J’espère que cette fois, vous ne serez plus importunée.
— Au revoir, répond Cloé. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.
Le serrurier fourre le chèque dans sa sacoche et lui serre la main.
— Bonne soirée ! lance-t-il d’un ton ironique.
Gomez observe Cloé, tandis qu’elle se ressert un verre. Le troisième.
— Bon, maintenant qu’on est tous les deux, tu peux me dire ce qui t’arrive ?
— Il a gagné ! marmonne Cloé en s’enfuyant vers la cuisine.
Gomez lève les yeux au ciel et lui emboîte le pas.
— J’aime pas les devinettes, précise-t-il.
Cloé met le lave-vaisselle en marche. Chacun de ses gestes est brusque, il devine qu’elle contient sa violence.
— Alors ? insiste le commandant. Ça veut dire quoi, il a gagné ?
— Pardieu a donné le poste à Martins.
Elle est effrayante ; cette haine, lorsqu’elle a prononcé le nom de Pardieu et celui de Martins.
— Merde, répond simplement Gomez. Il te l’a annoncé comment ?
— Il a convoqué la moitié du personnel de la boîte et a fait un joli discours sur la personne extraordinaire qui allait lui succéder ! Sauf que cette personne, ce n’est pas moi. On appelle ça se faire humilier publiquement, je crois.
— C’est dégueulasse, admet le commandant. Tu lui as parlé ? Je veux dire ensuite…
— J’ai envie de le tuer. Alors non, je ne lui ai pas parlé.
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