— Qu’est-ce que t’es venu faire ici, Gamin ? Voir si j’étais prêt à reprendre du service ?
— Non, bien sûr que non ! C’est trop tôt…
Gomez s’assoit juste en face de lui et le fixe de son regard incisif.
— Trop tôt ? Parce que tu penses que dans un mois ça ira mieux ? Deux mois, peut-être ? Six mois ? À combien tu estimes le temps qu’il me reste à souffrir ainsi ? À ton avis, combien de temps je vais mettre à faire mon deuil ?
Laval déboutonne un peu sa chemise.
— Je ne sais pas.
Gomez arbore un sourire atroce. Celui des gens qui souffrent et ont envie de partager.
— Non, tu ne sais pas, lieutenant. Tu ne sais rien, d’ailleurs. Même dans dix ans, ça n’ira pas mieux. Ça n’ira jamais mieux. Jamais , tu entends ?
— Ne dites pas ça, patron.
— Je reviendrai la semaine prochaine, annonce froidement Gomez. Si je suis trop lâche pour me faire sauter le caisson d’ici là. Ça te va, comme réponse ?… Et ne viens plus ici. J’ai pas besoin d’une nounou pour veiller sur moi.
Laval se lève et enfile son blouson.
— OK, commandant. Comme vous voudrez. À la semaine prochaine.
Gomez entend la porte claquer un peu fort, reste immobile dans le fauteuil du salon.
Ce qu’il craignait est arrivé. Ses hommes vont le prendre en pitié. Il va falloir qu’il se montre encore plus dur à leur égard pour éviter de subir cette offense supplémentaire.
Ce cher Armand est toujours aussi con.
Mais après tout, Cloé se demande pourquoi il changerait.
Ma sœur le regarde comme un héros, doit s’agenouiller devant lui tous les soirs. Alors, pourquoi diable se remettrait-il en question ?
Cloé n’a pas beaucoup parlé durant le repas qui s’achève. Mais son beau-frère a parlé pour deux. Pour dix, même. Monopolisant la conversation, la faisant tourner autour d’un unique et passionnant sujet : lui.
Il faut dire qu’Armand est un patron. Il a des gens sous ses ordres. Un vrai meneur d’hommes.
Cloé a eu envie de lui envoyer quelques vannes bien senties mais s’est abstenue. Inutile d’entamer les hostilités, ça peinerait ses parents. Le sourire de sa mère vaut bien ce petit sacrifice personnel.
Sa mère, qui a mis les petits plats dans les grands… Simplement heureuse d’avoir tous ses enfants autour de la même table. Enfin, presque tous. Car il en manque un.
Par contre, les petits-enfants sont tous là. Les trois qu’Armand a faits à Juliette. Trois monstres bruyants, agités et égocentriques.
Des gosses, quoi ! songe Cloé, soudain ravie de ne pas en avoir.
En tout cas, pas des comme ça. Je deviendrais folle avec trois gamins sur le dos. Qui braillent constamment, réclament à chaque minute. Qui se chamaillent, pleurnichent. De toute façon, je ne vois pas comment je pourrais m’en occuper alors que je ne suis jamais chez moi…
Elle admire sa sœur un instant. Seulement un instant.
Comment a-t-elle pu épouser un abruti pareil ? Il fallait vraiment qu’elle soit à la dérive ! Pauvre Juliette. Tu vaux tellement mieux que ça…
— Et toi, Cloé, qu’est-ce que tu en penses ? demande Armand.
Cloé revient brutalement dans la réalité. Le silence se fait.
Sauf que Cloé ne sait absolument pas de quoi ce cher Armand était en train de parler.
— Excuse-moi, j’étais ailleurs… De quoi parlais-tu ?
Le beau-frère se prend la gifle de plein fouet. Elle ne l’écoutait pas ? Offense suprême.
Cloé lui sourit de façon insolente.
— Tu étais ailleurs ? répète-t-il.
— Clo est une rêveuse ! s’empresse de dire Mathilde. Toujours sur la lune !
Cloé a envie de rire. Elle, toujours sur la lune ?! Celle-là, c’est la meilleure de la soirée.
— Je parlais de la fiabilité des voitures françaises, précise Armand, visiblement vexé.
Un sujet des plus excitants, évidemment. Il est vrai que ce cher Armand bosse dans l’équipement automobile.
— Aucune idée, répond Cloé. Je ne roule qu’en Mercedes.
Gomez écrase sa clope sur le trottoir. Ça lui fait bizarre d’être dehors, le soir.
Il pousse la porte du pub, est immédiatement heurté par le bruit. Mélange de musique, d’éclats de rire et de voix.
Il y a encore des gens qui ont envie de rire. C’est parce qu’ils ne connaissaient pas Sophie.
Il aperçoit Laval, installé au comptoir. Ainsi qu’il l’avait prévu. Espéré, même. Il pose une main sur son épaule ; le Gamin se retourne, médusé.
— Patron…
— Ne m’appelle pas comme ça. Pas ici.
Gomez adresse un signe au barman. Ce qu’il veut boire ? Une Desperado, évidemment.
— Je savais que je te trouverais là.
— J’y suis souvent, faut dire.
— Il est temps que tu trouves une nana, soupire Alexandre.
— J’en ai trouvé une, révèle le lieutenant.
— Qu’est-ce que tu fous là, alors ?
— Je vous attendais.
— Raconte-moi.
— Quoi ?
— Une histoire d’amour… Une belle, s’il te plaît.
Sur la terrasse, elle écoute la nuit, la vraie. Profonde et silencieuse, à l’abri des lumières outrageuses d’une ville. Une nuit sauvage, loin des hommes.
Cloé contemple les étoiles, appuyée à la rambarde. Malgré le froid, cet intermède lui fait du bien. Depuis combien de temps n’avait-elle pas admiré les étoiles ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
Juliette vient de la rejoindre. La solitude aura été brève.
— Tu t’ennuies avec nous ? T’as eu l’air de t’emmerder tout le repas…
Les mâchoires de Cloé se crispent. Elle se retourne vers sa jeune sœur. Qui ne lui ressemble pas. Petite, ronde, les cheveux clairs et coupés court.
— Je suis seulement fatiguée. Je suis venue ici pour me reposer.
— Qu’est-ce qui se passe ? T’es malade ? Maman m’a dit que…
— Je ne suis pas malade, tranche Cloé. Juste un peu de stress professionnel. Rien de grave. J’avais besoin d’un break et j’en ai profité pour venir ici.
— Tu aurais pu prévenir, quand même. Tu sais, les parents sont fatigués. Papa, surtout.
— T’as peur que je les fatigue encore plus, c’est ça ? Merci du compliment !
— Tout ce que je te dis, tu le prends mal, de toute façon, souffle Juliette.
— Et tu voudrais que je le prenne comment ? ricane Cloé.
— Je dis juste que… Oh, et puis laisse tomber !
— Ça te contrarie que je sois là, c’est ça ?
Dire qu’elle s’était exilée sur la terrasse pour être tranquille cinq minutes. Raté.
— Je ne vois pas pourquoi ça me contrarierait, assure Juliette.
— Dis tout de suite qu’ici, personne n’est heureux de me voir, ce sera plus clair !
Juliette la fixe droit dans les yeux, de longues secondes, avant de répondre :
— Tu n’as pas changé ! Tu crois que tout le monde t’en veut de je ne sais quoi… Tu te vois des ennemis partout. Tu es toujours aussi parano, ma pauvre Cloé.
Le centre est une jolie bâtisse ancienne, nichée au cœur d’un parc magnifiquement arboré. Cloé gare la Citroën de son père au plus près du bâtiment mais hésite longuement avant d’en descendre. Elle rectifie sa coiffure devant le rétroviseur, vérifie son maquillage. Comme si son apparence avait quelque importance.
Enfin, elle se dirige lentement vers l’entrée ; les portes coulissent sur un hall spacieux et bien éclairé. Une propreté et un luxe qui la rassurent.
Jusque-là, tout va bien.
Une hôtesse d’accueil lui adresse un sourire forcé mais charmant.
— Bonjour, madame, je peux vous aider ?
— Bonjour, je…
Des hurlements lui coupent la parole ; à quelques mètres d’elle, un jeune homme jusque-là prostré sur une banquette vient de se jeter par terre et pousse des cris dont on ne sait s’ils expriment la colère ou la peur. Un colosse en blouse blanche accourt et le relève sans grande délicatesse avant de l’entraîner dans les couloirs.
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