Qu’elles se morfondent en pensant à lui. À ce qu’il leur a donné. Puis repris.
Il n’est qu’un simple voleur, après tout. Un voleur d’âmes.
Il les collectionne, comme d’autres collectionnent les montres ou les objets d’art.
Avec douceur, il décide de réveiller Cloé. Avec douceur, toujours. On obtient tout ce qu’on désire, par la douceur. Ou alors, c’est par la force. Les deux peuvent être agréables.
Comme les armes : toutes efficaces, à condition de savoir s’en servir.
Et Bertrand est un chasseur redoutable.
Il caresse son dos, monte et descend le long de sa colonne vertébrale. Elle ouvre les yeux, met quelques secondes à émerger d’un rêve. Ou d’un cauchemar.
Quelle importance ? Il s’en fiche.
Elle vient se coller contre lui, il dépose un baiser dans son cou, un autre sur son épaule. Elle se rendort bien vite, ne l’entend pas lorsqu’il murmure :
— Tu seras bientôt prête…
Il l’arrache à nouveau au sommeil qu’elle avait enfin réussi à trouver.
Mais elle ne lui en veut pas. Tellement heureuse de compter pour lui.
De compter autant.
Le neurologue n’en finit plus d’examiner l’électroencéphalogramme, comme s’il cherchait l’erreur.
Bertrand, par le biais d’un ami, a réussi à lui obtenir un rendez-vous en urgence chez un spécialiste réputé. Cloé a accepté de jouer le jeu, seulement pour prouver qu’elle n’est pas en train de perdre la raison. Qu’il y a bien une ombre dans sa vie. Pas dans sa tête.
— Est-ce que vous prenez des médicaments, madame ?
— Non, répond-elle un peu vite. Enfin… Juste un truc pour le cœur. J’ai une tachycardie de Bouveret.
Elle se creuse la cervelle pour se souvenir du nom des gélules qu’elle avale chaque matin, le livre enfin au spécialiste.
— Autre chose ?
— Un autre médicament, vous voulez dire ?
— Ou… une autre substance.
Cloé reste médusée. Elle a dû mal comprendre.
— Substance ? Qu’entendez-vous par là ?
Petit sourire à peine perceptible.
— Je suis là pour vous soigner, non pour vous juger. Vous pouvez tout me dire, vous savez… Vous consommez de la drogue ? Cocaïne, par exemple ?
— Mais non ! s’offusque Cloé.
Il la fixe de manière embarrassante, elle soutient son regard.
— Je ne me drogue pas. Ni cocaïne, ni autre chose.
— Des somnifères ?
— J’en ai pris vendredi. Mais ça ne m’arrive quasiment jamais.
— Le nom de ce médicament ?
Cette fois, Cloé a beau chercher, elle ne le trouve pas.
— Qui vous l’a prescrit ?
— Personne. C’est mon ami qui me l’a apporté quand je lui ai dit que je faisais des insomnies.
— Pas d’anxiolytique, ou d’antidépresseurs ?
— Non. Pourquoi ces questions ?
— Les symptômes que vous décrivez pourraient être dus à deux facteurs : la prise de certaines substances ou un surmenage doublé d’un très fort stress. Est-ce le cas ?
Elle est sur le point de lui confier que oui, elle est stressée. Qu’elle vit dans l’angoisse depuis que l’Ombre marche dans son sillage. Pourtant, elle se retient. Elle est là pour démontrer qu’elle est saine d’esprit, autant ne pas lui tendre la perche.
— Eh bien… je suis nerveuse, ces derniers temps. J’ai beaucoup de pression au travail. Je ne dors presque pas, mais je ne me sens pas vraiment fatiguée.
— Je vois. Je vais vous prescrire quelque chose pour vous détendre, pour vous permettre de retrouver le sommeil. Mais c’est provisoire, bien sûr. Le temps de récupérer. L’important, c’est de vous reposer quelques jours.
— Vous voulez dire que je ne dois pas aller travailler ?
— Pendant une semaine, voire deux.
— Impossible ! s’exclame Cloé.
Le neurologue a un léger soupir d’agacement. Tous ces gens qui se croient indispensables…
— Disons une semaine d’arrêt, pour commencer.
— Je vous dis que c’est impossible pour moi de m’absenter une semaine du bureau !
— Vraiment ? Si vous voulez mon avis, et vous le voulez, sinon vous ne seriez pas là, il y a deux options : soit vous vous reposez maintenant, quelques jours, soit vous continuez à tirer sur la corde. Et là, ce ne sera plus une semaine au calme qu’il vous faudra. Ce sera un mois. Peut-être deux… Dans le meilleur des cas. Alors, que préférez-vous ?
Cloé baisse la tête. Que lui répondre ?
— Une semaine pendant laquelle il faut vous éloigner de ce qui vous stresse, martèle le praticien. Avez-vous la possibilité de vous rendre dans un endroit calme ?
— Peut-être, je vais essayer.
— C’est ce qu’il faudrait. Et surtout, n’emportez pas de travail avec vous. Du repos, du sommeil, du calme. Rien d’autre. C’est clair ? Pas d’excitants, non plus. Évitez le café, ou autre…
Visiblement, il reste persuadé qu’elle n’avale pas que des tisanes, mais n’ajoute rien. Il rédige l’ordonnance, Cloé a envie de pleurer, ne sait pas vraiment pourquoi.
— Vous croyez que… je deviens cinglée ?
Il la considère avec étonnement.
— Non, madame. Vous êtes agitée et nerveuse, vous êtes sous pression. Le corps humain est une machine fragile, vous savez. Offrez-vous une pause. Et si jamais les symptômes persistent, revenez me voir. D’accord ?
Elle acquiesce d’un mouvement du menton.
— Ne vous inquiétez pas, ajoute-t-il en lui tendant l’ordonnance et l’arrêt de travail. Tout va rentrer dans l’ordre rapidement. À condition que vous suiviez mes conseils.
— Je le ferai, docteur.
La porte s’ouvre sur l’enfer.
Le cercueil est avalé par le brasier, comme par la gueule rougeoyante d’un monstre.
Gomez étouffe. Il a l’impression que c’est lui qui va brûler vif sur un bûcher.
La porte se referme, ses yeux aussi. Mais il imagine, voit et ressent tout. Le feu qui s’empare du sarcophage, d’abord. La température qui monte bien au-delà du supportable.
Les chairs qui fondent, dévorées par les flammes.
L’amour de sa vie se calcine, se transforme en cendres, part en fumée.
Il est sur le point de perdre connaissance tellement ça fait mal.
Ne plus la voir sourire, jamais.
Ne plus entendre sa voix, ou son rire. Jamais.
Ne plus plonger ses yeux dans les siens.
Ne plus sentir sa peau sous ses doigts ou sur ses lèvres. Son corps contre le sien.
Plus jamais.
La douleur absolue.
Cloé a longuement hésité. S’absenter maintenant du bureau constitue une erreur, elle en est consciente. Mais ce type en blouse blanche s’est montré persuasif.
Lundi après-midi, 15 heures. Cloé compose le numéro de portable du Vieux. Inventer, comme elle sait si bien le faire. Il n’aura aucune possibilité de vérifier, de toute façon.
Elle réussit à modifier sa voix. Oscar de la meilleure actrice.
Elle lui annonce la couleur. Grippe, forte fièvre, vertiges. Elle ne tient plus debout, aurait voulu emporter des dossiers avec elle. Elle est désolée. Tellement désolée.
Pardieu se montre compréhensif, pourtant Cloé sent qu’elle perd des points. Tant pis, elle se rattrapera plus tard.
Une semaine devant elle. Oasis ou pénible traversée du désert ?
S’éloigner, a dit le médecin. S’éloigner de l’Ombre.
Elle appelle aussitôt Bertrand.
— Salut, mon chéri…
— Qu’a dit le toubib ?
— Que je devais me reposer quelques jours. Que j’étais sous pression, surmenée.
— Tu vois ! J’avais raison. Tu as accepté, j’espère ?
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