Mauvais plan.
— Tu pars déjà ? s’étonne Philip avec perfidie.
Il consulte sa montre, le président en fait autant.
De mieux en mieux.
— J’ai un rendez-vous à l’extérieur.
— Avec qui ? interroge Pardieu.
— Chez le toubib.
— Vous êtes malade, mon petit ?
Elle ne supporte plus qu’il l’appelle mon petit , surtout devant Martins.
— Je sais pas, je ne me sens pas bien.
— C’est vrai que tu es toute pâle, ironise Martins. Tu as l’air épuisée.
— J’ai sans doute attrapé un virus, répond Cloé. Ça ira mieux demain.
— Reposez-vous, mon petit. C’est pas le moment de flancher.
Elle entre dans l’ascenseur, appuie sur le zéro. Martins se retourne, lui adresse un sourire particulièrement odieux. Puis, avant que les portes ne se referment, elle a le temps de voir qu’il pose une main sur l’épaule du président, lui chuchote un mot à l’oreille.
— Toi, tu perds rien pour attendre, murmure Cloé.
— Patron ?
Gomez sait qu’il connaît cette voix. Mais il ne se souvient plus à qui elle appartient. C’est peut-être la saloperie que le toubib lui a injectée ce matin. C’est peut-être qu’il est en train de devenir fou. Vraiment fou, cette fois.
Laval apparaît à l’entrée de la chambre.
— La porte était ouverte, s’excuse-t-il.
Gomez lève la tête, le lieutenant a un mouvement de recul à peine perceptible face à ce visage familier. Dévasté.
Il considère le lit médicalisé, a du mal à croire que pendant tout ce temps il n’a rien su. Il se remémore leur discussion au sujet de la soirée chez Villard, les larmes grimpent jusqu’à ses yeux d’enfant.
— C’est Maillard qui m’a prévenu… Il m’a dit de venir.
— Fous le camp. J’ai besoin d’être seul.
— L’infirmière qui s’occupait de votre épouse lui a téléphoné. Il est à Marseille, alors il m’a appelé et m’a tout expliqué. Je savais pas… Personne savait d’ailleurs, à part lui. Il m’a demandé de rester avec vous.
— Va-t’en.
— Non. Je ne partirai pas. Vous ne devez pas rester seul, pas maintenant.
Le lieutenant amorce un pas en direction de son chef, s’arrête net. Il vient enfin d’apercevoir l’arme dans sa main.
Ne pas le brusquer.
Il se laisse glisser contre le mur, lui aussi. Pour être dans la même position.
— Vous auriez dû nous le dire.
— Ça aurait changé quoi ?
— On aurait pu vous aider, peut-être.
Gomez a une sorte de rire nerveux, sa main se resserre sur la crosse du Sig-Sauer.
— Tu devrais partir, lieutenant.
— Non, patron. Je ne vous laisserai pas.
— T’as peur que je me flingue ?
Laval réfléchit avant de répondre.
— Vous voulez la rejoindre, c’est ça ?
— Je ne la rejoindrai jamais. C’est des conneries, tout ça.
— C’est ce que je pense aussi. Là où elle est, elle ne souffre plus.
— Moi si.
— J’imagine.
— Tu peux pas.
— Justement. J’ai dit que j’imagine, pas que je sais… Chaque mot a son importance, patron. C’est vous qui me l’avez appris.
Ils restent silencieux un moment.
— Je ne peux pas vous empêcher de vous foutre en l’air si c’est ce que vous voulez vraiment, reprend Laval. Mais… j’ai envie d’essayer quand même.
Le lieutenant fait une nouvelle pause. Il semble calme, pourtant la tempête fait rage sous son crâne. Que lui dire ? Comment le décider à rester ?
Suis ton instinct, Gamin. C’est ce que Gomez lui répète constamment.
Sauf qu’un seul faux pas pourrait lui coûter la vie.
Il se lance, au bout de quelques minutes.
— Vous l’aimiez, non ?
Gomez ferme les yeux.
— Dégage.
— Répondez à ma question et je vous foutrai la paix.
— Plus que tout, lâche Alexandre.
— Si vous vous tirez une balle, vous cesserez d’avoir mal, c’est certain, poursuit le lieutenant. Mais il n’y a pas que la douleur que vous oublierez. Vous oublierez tout.
Gomez cale son front sur ses genoux, serre ses mains sur son crâne. Signe que sa tête va exploser. Avant même qu’il appuie sur la détente.
— Vous oublierez qui elle était. Ce que vous représentiez l’un pour l’autre.
Alexandre a l’impression que son jeune coéquipier lui enfonce des clous dans la colonne vertébrale.
— Personne ne la connaissait mieux que vous, je pense. Alors, si vous vous brûlez le cerveau, elle n’aura plus aucun endroit pour exister.
— Tais-toi ! implore Gomez. Tais-toi, par pitié…
Laval sent qu’il a touché sa cible, au bon endroit. Au bon moment.
— D’accord, je me tais… Au fait, on a logé Nikollë.
Alexandre garde la tête baissée, comme s’il n’entendait pas.
— Alban Nikollë, le bras droit de Bashkim, rappelle Laval. Et c’est grâce à vous.
Le commandant ne réagit toujours pas. Mais le jeune flic s’acharne.
— Vous savez, le type qui habitait au 29 rue de la Fraternité ? Eh bien, en le filochant, on a logé Nikollë. Il a un appart au Kremlin-Bicêtre. Et je sens que, bientôt, il va nous mener jusqu’à Bashkim. Parce que d’après les écoutes, ce fumier est de passage en France. J’ai pensé que vous voudriez le savoir.
Gomez relève enfin la tête et considère son lieutenant avec une tendresse inattendue.
— Tomor Bashkim est ici, martèle Laval. Ici, en France. Plus précisément dans le 94. Et son pote ne tardera pas à nous mener jusqu’à lui, j’en suis certain. Mais ce salopard est à vous, patron. On n’a pas oublié. Alors, on vous le gardera au chaud et on attendra votre retour. On attendra le temps qu’il faudra… Vous voulez une cigarette ?
Alexandre acquiesce d’un signe de tête, Laval fait glisser sur le sol son paquet et son briquet. Alexandre lâche enfin son arme. Pour quelques minutes, sans doute. Mais c’est déjà un premier pas.
— Parlez-moi d’elle, murmure Laval. Je ne sais rien sur elle…
Bien sûr, Cloé n’est pas allée chez le médecin. Pour éradiquer le parasite qui gangrène sa vie, il lui faut autre chose qu’un simple généraliste.
Plutôt un spécialiste. Du genre tueur à gages.
Quoiqu’un toubib pourrait peut-être lui expliquer pourquoi son cœur bat de façon si désordonnée. Parfois à cent à l’heure. Parfois avec une effrayante paresse.
Lui expliquer aussi pourquoi, depuis ce matin, elle a de temps à autre l’impression de quitter le monde des vivants. L’impression de dormir les yeux ouverts, de s’absenter de son propre corps. Comme s’il y avait des trous noirs dans sa vie. Dans son cerveau.
Simple fatigue, sans doute. Résultat de deux nuits sans sommeil.
Les effets de la peur, aussi. Cette peur dans laquelle elle baigne depuis des jours, comme on baignerait dans un bain d’acide. Forcément, ça commence à laisser des traces.
Malgré son état, elle est rentrée chez elle, obligée tout de même de faire une pause sur le bord de la route. Avec l’espoir qu’en changeant ses horaires elle déjouerait les plans de l’Ombre.
Et en effet, elle n’a vu aucune voiture la suivre.
Elle ferme la porte à clef, se débarrasse de son manteau, attrape aussitôt son téléphone pour appeler un serrurier. Ajouter un verrou à la porte d’entrée qu’elle aimerait blindée, changer la serrure. Maigres défenses, qui la rassureront tout de même un peu.
L’artisan propose de venir lundi soir. Encore un week-end à passer, mais elle tiendra le coup.
Reste à trouver comment se procurer une arme. Un flingue, léger et maniable, qu’elle puisse glisser dans son sac à main, entre le tube de rouge à lèvres et le miroir de poche.
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