Cloé devient livide.
— Je n’y suis pas allée… Je… Je suis rentrée directement du bureau… Et j’ai dormi.
— Tu as pris des médocs ? soupçonne Bertrand.
— Juste un somnifère, avoue-t-elle. Deux, en fait.
Il referme le frigo, attrape Cloé par les épaules.
— Où est ton sac à main ?
— Euh… Dans le salon.
Ils y retournent, Bertrand s’empare du sac et le lui tend.
— Comment payes-tu tes courses, habituellement ?
— Carte bleue.
— Ta carte, s’il te plaît.
Elle obéit, de plus en plus troublée, lui remet la carte protégée par un étui en cuir. Il extirpe les tickets de paiement, fait le tri et finit par brandir celui qui l’intéresse.
Cloé, incrédule, le détaille à son tour. Il est daté du jour même.
— Tu es allée au Casino, tu es passée à la caisse à 17 heures et tu as réglé par carte.
— C’est pas possible ! gémit Cloé en secouant la tête.
Bertrand prend son visage entre ses mains.
— Écoute-moi, Clo… Écoute-moi bien. Tu as un sérieux problème. Tu dois consulter un spécialiste. Tu as des soucis de mémoire, apparemment. C’est sans doute dû à la chute. À moins que ce ne soit un surmenage. Tu as besoin de soins et de repos.
Elle se débat encore.
— Non !
— Si, Cloé. Ce frigo ne s’est pas rempli tout seul. Et ce mystérieux type que tu vois partout n’a pas pu venir chez toi sans fracturer la porte ou une fenêtre. Réfléchis un instant, tu veux ? Il serait rentré, je ne sais pas comment, aurait pris ta carte bleue dans ton sac, serait allé au Casino. Il aurait payé avec ton code secret, serait ensuite revenu, aurait tout rangé dans le frigo et serait reparti tranquillement… Tu réalises à quel point c’est grotesque ?
Cloé a soudain du mal à respirer. Son cœur se met à palpiter de travers.
— C’est impossible, Cloé. Impossible, tu entends ?
Elle ne sait plus. Le doute empoisonne son sang, un froid glacial coule le long de son dos. Elle se met à pleurer doucement, Bertrand la récupère dans ses bras.
— Ce n’est pas grave, ma chérie. Je suis là, ça va aller… On va te soigner, tu vas voir.
Cloé sort de la salle de bains. Nouvelle douche, chaude cette fois-ci. L’occasion de pleurer encore, en toute discrétion. Un flot de larmes qui l’a curieusement soulagée.
Elle a regroupé ses longs cheveux encore humides en un chignon flou, enfilé un peignoir blanc et ajouté une discrète touche de parfum.
Bertrand a décidé de rester, cette nuit.
Elle le rejoint sur le canapé, en face de la télé. Apparemment, il est captivé par un film. Elle s’assoit à côté de lui, cale sa tête sur son épaule. Envie d’oublier l’ombre menaçante qui plane sur sa vie. Lui seul pourra l’y aider.
— Ça va mieux ? s’enquiert-il.
— Un peu… Merci d’être resté.
— C’est normal, non ?
— Tu pourrais t’enfuir ! Si je deviens dingue, tu pourrais avoir peur et partir en courant !
— J’adore prendre des risques.
Cloé feint de s’intéresser au film, Bertrand lui fait un résumé rapide de ce qu’elle a raté. Un homme harcelé par un fou qui a décidé de détruire sa vie.
Les nerfs à vif . On dirait un fait exprès. Elle n’a pas envie de connaître la fin et sait comment détourner l’attention de Bertrand.
— Éteins la télé, murmure-t-elle en glissant sa main entre deux boutons de sa chemise.
Tout en l’embrassant, il attrape la télécommande, coupe le son mais pas l’image. Cloé se lève, fait glisser son peignoir. Bertrand la détaille avec un sourire carnassier. Comme s’il la voyait nue pour la première fois.
— Je serais vraiment fou de m’enfuir alors que tous les mecs voudraient être à ma place !
Elle se sent à nouveau forte. Belle, désirable et désirée. Au diable l’Ombre.
Elle se pose sur lui, ouvre la braguette de son pantalon.
— T’as raison, je suis folle. Mais seulement de toi… C’est grave, tu crois ?
— Ça pourrait le devenir. Reste sur tes gardes, on sait jamais.
Sensuelle et lascive, elle lui sort le grand jeu. Le déshabille lentement, tout en le fixant droit dans les yeux. Elle joue avec lui, le provoque. S’exhibe, se refuse. Lui donne et lui reprend.
Longues minutes durant lesquelles elle l’allume jusqu’à l’insupportable. Jusqu’à la douleur.
Ce sera tellement meilleur après. Quand il ne pourra plus résister, n’aura plus aucune défense.
Quand ça fera si mal que son déguisement d’homme civilisé s’effritera pour laisser la place à l’animal qui sommeille en lui.
Il n’y a pas de plaisir sans douleur.
Cloé en est sûre.
Il n’y a pas de plaisir sans douleur, mon ange.
Le sais-tu ?
Ta douleur, ma jouissance.
Tu commences à douter de toi, de tes facultés et de ta combativité.
Je le sens, je le vois, je l’entends.
Tu commences à perdre tes forces, tes certitudes. Comme on perd son sang lorsqu’on est blessé.
L’hémorragie ne s’arrêtera plus.
J’ai déchiré tes chairs, rien ne viendra panser cette plaie désormais.
La lutte est engagée, j’en sortirai vainqueur.
Tu commences à m’appartenir et, déjà, le plaisir me grise.
Mais ce n’est que le début, mon ange. La suite sera meilleure encore. Pour moi, bien sûr. Parce que pour toi…
Pas de plaisir sans douleur. Une règle qu’il te faudra accepter.
Tu dois souffrir. Pour moi.
Parce que je l’ai décidé, parce que je t’ai choisie. Simplement pour ça.
Je veux que tu aies mal, à en crever. Que tu implores la mort d’abréger ce supplice. De venir te libérer, te sauver de moi.
Sauf que la mort, ce sera moi.
Je t’arracherai les ailes, mon ange. Alors, tu ramperas devant moi.
Bertrand boit quelques gorgées d’eau froide directement au robinet. Puis son regard s’enfuit par la fenêtre de la cuisine. L’aube s’annonce. Mais la nuit n’est pas finie.
Il retourne dans la chambre, s’allonge à côté de Cloé, profondément assoupie. Sur le ventre, comme toujours.
Il n’a plus sommeil, a trop envie d’elle pour se rendormir.
Pourtant, la partie commence à être longue, il faudrait en entamer une nouvelle.
Une autre fleur à butiner puis à faucher.
Il faut que je songe à mettre le point final. Mais chaque chose en son temps. Je n’ai pas terminé avec elle. Pas encore. Le meilleur reste à venir…
Lentement, il fait descendre le drap, découvrant son corps presque parfait.
Parfait, ce serait ennuyeux.
Il la déguste des yeux, malgré la faible clarté qui baigne la pièce.
Il sait ce qu’il veut. Devenir une obsession, une drogue qu’aucune autre ne peut remplacer.
Rien n’est plus excitant.
C’est ça, être vivant. C’est ça, exister.
Exister, c’est manquer à quelqu’un.
Exister, c’est être la douleur d’un autre.
Une vie rangée ? Bertrand n’en veut pas. N’en a jamais voulu. La routine qui s’installe, qui bousille tout. Qui ronge lentement tout ce qu’elle touche. Qui érode les pierres les plus solides, craquelle n’importe quel ciment.
Il veut qu’elles se souviennent de lui. Toujours.
Il veut qu’elles aient envie de mourir pour lui. Par manque de lui.
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