Une vie, simplement.
Je m’appelle Cloé.
Cloé Beauchamp.
Mon père est à la retraite ; avant, il était mécanicien. Ma mère, elle, travaillait à mi-temps à la mairie du village.
J’ai deux sœurs. Élisabeth et Juliette. Lisa a 34 ans, Juliette 32. On est nées ici, on a grandi ici.
L’une d’entre nous est morte ici.
Je m’appelle Cloé, j’ai 37 ans. Et j’ai brisé une vie.
Non, plusieurs, à vrai dire. Toutes celles qui m’étaient chères. La mienne, aussi.
Mais c’était un accident. Seulement un accident…
J’avais 11 ans, Lisa 8. Pas très loin de la maison, une vieille usine désaffectée. Nos parents nous interdisaient d’y aller, bien sûr. Mais on y allait, bien sûr… Ce formidable terrain de jeu et d’aventures.
Un après-midi, ma mère a dû emmener Juliette chez le médecin. C’était un mercredi, elle m’a confié Lisa. J’en ai pour une heure, à peine. Surveille bien ta sœur .
Une heure, à peine. Juste le temps pour moi de tuer ma petite sœur.
C’est rapide de tuer quelqu’un, finalement. C’est facile.
Dès que la voiture de maman a disparu sur la route, je suis sortie de la maison. Avec Lisa.
Et nous sommes allées à l’usine.
Les jeux dangereux… Se faire peur. Qui n’a jamais essayé ?
Je suis montée en premier. Jouer aux équilibristes, ça m’a toujours plu. Marcher sur des vieilles poutrelles en acier, à trois mètres du sol. C’est excitant.
Lisa me regardait, de l’admiration plein ses yeux d’enfant sage.
Je lui ai dit que c’était son tour. Comme elle était effrayée, je me souviens m’être moquée d’elle. L’avoir traitée de froussarde. Je me souviens aussi l’avoir encouragée lorsqu’elle a posé le pied sur la poutre.
On aurait dit une danseuse ivre. Une danseuse folle.
C’est moi, qui étais folle…
C’est incroyable comme ça va vite.
Un hurlement terrifiant, un corps qui tombe dans le vide et s’écrase sur le sol, quasiment à mes pieds.
Ça dure une seconde. Pourtant, ça change tout. Le cours de sa vie, le cours de la mienne.
J’ai cru qu’elle faisait semblant, d’abord. Semblant d’être morte.
Je l’ai secouée, je lui ai dit d’arrêter de jouer.
C’était un accident. Un putain d’accident…
J’aurais préféré la tuer, je crois. La tuer, vraiment. Complètement.
Ensuite, j’ai menti. J’ai prétendu que je n’étais pas avec Lisa au moment de la chute, qu’elle s’était sauvée pendant que j’étais aux toilettes. Que j’étais partie à sa recherche et l’avais retrouvée inconsciente dans l’usine.
Mon premier vrai mensonge, ma première lâcheté. Mon deuxième crime.
Au volant de sa voiture d’emprunt, Cloé a erré un bon moment. Au hasard de ces routes quasi désertes, sillonnant les bois de feuillus et les champs en jachère.
Comme sa tête. En jachère, elle aussi. Esprit vide, ou trop plein. Souvenirs atroces qui se répètent à l’infini.
C’est pour ça qu’elle s’est éloignée d’ici dès son plus jeune âge et n’y revient quasiment jamais. C’est pour ça qu’elle a bâti cette forteresse autour d’elle.
Juste pour éviter de mourir.
Préférant la fuite, la dénégation. S’acharnant à donner à tous l’image d’une femme forte qui a réussi. Pour cacher l’insoutenable.
À force de jouer ce rôle, elle a fini par se leurrer elle-même. À force de porter ce masque, il est devenu son vrai visage.
Ai-je fait le mauvais choix ?
Avais-je seulement le choix ?
Responsable à 11 ans de l’agonie de ma propre sœur, du malheur de mes propres parents…
Avais-je vraiment le choix ?
Enfin, Cloé se décide à reprendre la direction de la maison familiale. Ne sachant plus vraiment où aller. Toutes les routes la ramènent au point de départ. Au péché originel.
— C’était un accident, murmure-t-elle. Juste un accident, comme il en arrive tellement…
Ses parents avaient consulté les plus grands spécialistes à Paris, Lyon, Marseille. Le verdict était toujours le même. Aucun espoir d’amélioration, jamais. Lisa était vivante, mais elle était comme morte. Et c’était définitif.
Les larmes de sa mère, Cloé ne les oubliera jamais. Elle qui aurait aimé pouvoir tout changer ou au moins pouvoir disparaître. Disparaître avec sa honte, sa culpabilité.
Qui aurait voulu pouvoir prendre la place de Lisa dans ce maudit fauteuil roulant.
Ses parents s’étaient montrés admirables. Pas un reproche. À peine quelques regards, quelques silences lourds de sens.
Non, Cloé, ce n’est pas ta faute. Je n’aurais jamais dû vous laisser seules… Tu ne pouvais pas deviner que Lisa s’enfuirait de la maison .
Si, maman, c’est ma faute. C’est entièrement ma faute. Lisa a voulu m’imiter, marcher dans les traces de sa grande sœur. Son héroïne.
Cette sœur qu’elle ne reconnaît plus aujourd’hui.
Cloé claque la porte d’entrée un peu fort. Gestes mal maîtrisés, émotion mal contrôlée.
— C’est toi, ma chérie ?
Oui, maman, c’est moi. Moi qui ai tué l’une de tes filles.
Le générique du journal télévisé. Vingt heures, déjà. Des heures à vouloir disparaître sans y parvenir.
Dans la cuisine, Cloé embrasse sa mère.
— Tu rentres tard, dis donc… Tu as vu Lisa ?
Mathilde lit la profonde détresse sur ce visage d’habitude si froid.
— Ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiète-t-elle en abandonnant ses fourneaux.
— Quand allez-vous rendre visite à Lisa ?
— Trois fois par semaine. Le lundi, le mercredi et le samedi. Parfois le dimanche, aussi…
— Mais jamais le jeudi, n’est-ce pas ?
— Non. Ton père a sa séance de kiné le jeudi. Et moi, c’est le jour où je vais faire les courses… Mais pourquoi tu me demandes ça ? Qu’est-ce qui se passe ?
Le père apparaît soudain à l’entrée de la cuisine. Malgré son oreille défaillante et la télévision allumée, il a entendu leur conversation.
— Il se passe que j’ai trouvé Lisa dans un état lamentable !
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’alarme Mathilde.
— Elle était…
Cloé n’arrive même pas à le dire.
— Et ce centre est une horreur ! Comment pouvez-vous la laisser dans un endroit pareil ?
Le visage de sa mère se décompose, le regard de son père s’assombrit.
— Personne ne s’occupe d’elle, là-bas ! Elle est à l’abandon, c’est sale, ça pue ! Vous n’avez pas de cœur ou quoi ?
Mathilde s’appuie à la table, ses mains fatiguées se mettent à trembler.
— Et toi ? Tu peux me dire ce que tu as fait pour elle, à part la précipiter dans le vide ? assène alors Henri.
Cette fois, c’est Cloé qui vacille. Elle vient de recevoir un coup dont la violence lui coupe la respiration. Pourtant, elle tendrait volontiers la joue gauche. Sans même le réaliser, c’est ce qu’elle est venue chercher ici. Ce qu’elle attend depuis des années. Depuis vingt-six longues années.
Elle baisse les yeux, avouant son crime en silence. Ils savaient, ils avaient compris. Et ne lui avaient pourtant jamais adressé le moindre reproche. Jusqu’à aujourd’hui.
— Et tu te permets de nous donner des leçons ? continue Henri d’une voix sourde. Comment oses-tu ? Si elle est dans cet endroit, c’est par ta faute !
— Henri ! s’écrie sa femme. Arrête ! Ne dis pas des choses pareilles !
Cloé ne réagit plus, poignardée en plein cœur. Attendant le coup de grâce.
Son père reprend lentement son calme tandis que Mathilde essuie ses larmes.
— Ta mère et moi ne pouvions plus garder Lisa à la maison, poursuit-il. Sinon, nous ne l’aurions jamais placée dans ce centre. Ça a été un déchirement pour nous… Nous n’avions plus la force de nous occuper d’elle. Tu peux comprendre ça ?
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