— Madame Beauchamp ?
Ces instants si particuliers. Où tout peut basculer, encore.
— Comment va mon père ?
Le visage du jeune interne est indéchiffrable. Cloé, pourtant, a déjà compris.
Réanimation, coma irréversible, paralysie… L’histoire se répète, forcément.
— Il est hors de danger, annonce enfin le médecin.
Cloé ferme les yeux, un sourire illumine son visage.
— Mais qu’est-ce qu’il a ? s’écrie Mathilde.
— Il a fait une chute. Il est encore choqué, mais ça va aller. Vous pouvez le voir quelques minutes, si vous voulez.
Elles lui emboîtent le pas, dans un dédale de couloirs. Transféré dans les étages, Henri se repose désormais dans une chambre. Un énorme bandage sur le crâne, une perfusion dans le bras. Il est relié à une machine qui surveille son pouls, sa tension. Il a les yeux ouverts, les traits tirés.
— C’est un promeneur qui l’a trouvé, indique le médecin. Il est tombé dans un ravin, d’après ce que j’ai compris. Ne restez pas longtemps, il ne faut pas le fatiguer.
Mathilde embrasse son mari, puis c’est au tour de Cloé.
— Pa… Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Je marchais sur le chemin au-dessus de la rivière… Là où il y a le pont romain, tu vois ? J’ai entendu du bruit, j’ai vu des pierres qui tombaient de la falaise. Après, je sais pas… Je me suis réveillé en bas. Y avait un type, il a appelé les secours.
— Tu veux dire qu’il y a eu une chute de pierres et que tu en as pris une sur la tête ?
— Je suppose. C’est allé tellement vite !
— Mon Dieu, tu t’es bien arrangé, gémit Mathilde.
— Ça va, grogne Henri. Je suis pas mort.
— Tu aurais pu ! Tu nous as fait peur, tu sais.
— Calme-toi, maman. Il va bien, regarde… Bon, je vous laisse un peu tous les deux. Je vais prévenir Juliette.
— C’est pas la peine, bougonne le père.
Il a honte, visiblement. Qu’on le voie allongé sur ce lit.
— Si, c’est la peine, assure Cloé en l’embrassant sur le front. À tout à l’heure, Pa.
Elle quitte avec précipitation cet endroit qui lui rappelle tant de mauvais souvenirs. Elle décide d’aller prendre l’air sur le parking pour appeler sa sœur. Un peu perdue, elle repasse par les urgences pour trouver l’issue de ce labyrinthe.
Enfin, les portes vitrées apparaissent et Cloé prend une profonde inspiration, les yeux fermés.
Dieu merci, il va bien.
Elle rouvre les paupières et met une seconde à réaliser. Assis sur un muret, juste en face de la grande porte vitrée. À vingt mètres d’elle.
Un homme, vêtu de noir de la tête aux pieds. Capuche sur la tête.
Cloé est tellement choquée qu’elle n’a aucune réaction.
Il faudrait courir, lui sauter dessus. Mais elle est tétanisée, incapable du moindre mouvement.
Une ambulance vient exécuter son demi-tour devant les urgences, lui bouchant la vue.
Lorsqu’elle repart, l’Ombre a disparu.
— Tes parents sont sympas, dit-il en souriant. Je ne les voyais pas comme ça.
La voiture roule vite. Bertrand semble pressé de rejoindre Paris.
— Tu les voyais comment ? interroge Cloé.
— Je sais pas. Plus… Moins…
Elle rigole, caresse sa main posée sur le levier de vitesse.
— N’aie pas peur, vas-y !
— Ils sont simples. Dans le bon sens du terme. Je pensais que tu venais d’une famille bourgeoise, avoue Bertrand.
— Tu me prenais pour une fille d’aristos coincés ? Mes parents ne sont peut-être pas fortunés, mais ils sont riches.
Ils gardent le silence un moment, Cloé monte le son de l’autoradio.
— Je m’inquiète pour papa, reprend-elle.
— Il sera dehors lundi, tu verras.
Cloé a insisté pour rester quelques jours de plus, mais sa mère n’a rien voulu entendre.
— Ne t’en fais pas, chérie. Il est solide, apparemment.
— Ça aurait pu être très grave… À son âge !
Un nouveau silence, où résonnent les Variations Goldberg.
— Tu sembles aller mieux, en tout cas, juge Bertrand. Malgré l’incident d’hier, on dirait que ce séjour t’a fait le plus grand bien.
— Rien n’a changé, pourtant, prétend Cloé à voix basse.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien…
Au travers du masque qu’elle a réajusté en quittant la maison familiale, Cloé regarde les paysages défiler.
Une Ombre derrière chaque arbre.
Sa main tremble un peu.
Attendre quelques instants, que le cœur se calme et que les gestes s’affirment.
Insérer le chargeur dans la crosse, d’un coup sec. Enclencher la sécurité.
Maintenant, il faut apprendre à s’en servir. Apprendre à être efficace, le moment venu.
Ôter la sécurité, armer le pistolet pour faire monter la balle dans son logement. Tendre le bras, ajuster le tir. Appuyer sur la détente.
Debout au milieu du salon, Cloé répète le mouvement plusieurs fois d’affilée.
Saisir le pistolet, ôter la sécurité, armer, viser, tirer.
Sur l’aria des Variations Goldberg, encore et encore.
Bientôt elle se sent prête.
À se défendre.
À tirer. Pour tuer.
Tu as osé t’en prendre à mon propre père. Tu as raté ton coup, espèce d’ordure.
Mais je peux te jurer que moi, je ne te raterai pas.
Gomez allume une clope.
Peu pressé de rejoindre son bureau, ses hommes. Sa vie d’avant.
Il avait une vie, avant… Il peine à s’en souvenir. Ayant oublié quel chemin y mène.
Face à lui, tel un ennemi, se dresse l’hôtel de police. Bâtisse grise et triste.
Il envisage un demi-tour. Se réfugier dans leur appartement, aussi triste que ce foutu commissariat. Mais où le parfum de Sophie flotte encore, telle l’âme des morts.
Après avoir écrasé sa cigarette et verrouillé les portières de sa voiture, il se décide enfin. Il a promis à Laval, tient toujours ses promesses.
Il salue le bleu en faction devant l’entrée puis traverse le hall en répondant mécaniquement aux bonjours qu’on lui adresse.
Éviter les regards. Curieux ou compatissants. Sincères ou factices, peu importe.
Il grimpe dans les étages, arrive à sa brigade. Ses hommes sont tous là, comme s’ils l’attendaient.
Bien sûr qu’ils l’attendent.
Le silence qui suit son entrée est lourd. Affreusement lourd.
— Salut, les gars.
— Bonjour, patron.
Personne ne sait quoi ajouter face à ce visage aussi glacé que la mort.
— Débriefing dans dix minutes.
Il s’enferme dans son bureau, avec l’impression que c’est la première fois qu’il y met les pieds. Dix minutes de répit. Il ouvre la fenêtre, ferme les yeux.
Sans toi, je n’y arriverai pas.
De toute façon, sans toi, je n’ai pas envie d’y arriver.
Cloé gare sa voiture dans le parking souterrain.
Une semaine d’absence, seulement. Pourtant, elle a l’impression de ne pas être venue ici depuis des mois.
Cinq minutes plus tard, elle est dans son bureau. Les piles de dossiers sont toujours là, bien sûr. Ce qui est plutôt rassurant, d’ailleurs.
Je suis irremplaçable.
Elle se laisse tomber dans son fauteuil, avec la sensation de porter un poids sur les épaules.
Ce n’est qu’une question de temps. Elle va y arriver. Arriver à se concentrer sur son travail, qu’elle aime tant. Qui ne lui a toutefois pas manqué.
Elle va reprendre le dessus. À défaut de pouvoir oublier l’Ombre, elle doit la considérer comme un combat de plus à mener. Une victoire à remporter.
Et des victoires, elle en a remporté beaucoup.
Elle ouvre son sac à main. Il est là, rassurant, enroulé dans un simple tissu. Le Walther P38, emprunté en douce à son paternel. Une arme qu’il tient de son propre père. Trouvée à la fin de la Seconde Guerre, qui n’a donc aucune existence légale. Religieusement conservée sur la plus haute étagère d’un placard de la maison, dans une simple boîte à chaussures.
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