Sa voix est une douce musique. Un peu grave, terriblement sensuelle. Cloé a soudain très chaud.
— Peut-être, dit-elle. Mais on ne s’était pas parlé, il me semble.
— Si, mais apparemment vous avez oublié.
— Oh… Je…
— Ne faites pas cette tête, ce n’est pas grave ! Il y avait tant de monde à cette soirée… En plus, c’était il y a plusieurs mois. Et de toute façon, je n’ai pas la prétention d’être inoubliable !
Cloé rit de bon cœur et prend place dans le salon. Elle s’assoit juste en face de lui, croise ses jambes. Elle a capté son regard, son attention. Ça la rassure.
Carole a pourtant fait tout ce qu’elle pouvait. Une jolie robe, elle aussi. Une coiffure originale.
Mais comment pourrait-elle lutter ?
Elle sert l’apéritif, tente de cacher ce qu’elle ressent. Elle-même ne le sait pas vraiment.
Fière que sa conquête plaise à Cloé. Humiliée qu’il ne la quitte pas des yeux.
Elle sait que ce n’est qu’un jeu, qu’elle n’est pas en danger. Que Cloé ne lui piquera jamais un homme. Mais ça lui fait mal, malgré tout.
De s’éteindre dès que Cloé apparaît. De se consumer dans sa lumière aveuglante.
Ils rient, tous les deux. Le regard de Quentin s’attarde sur les courbes parfaites de l’invitée.
Carole prend sa main dans la sienne, il se laisse faire. S’en rend-il seulement compte ? Subjugué par la femme assise en face de lui, il semble parti sur une autre planète.
La planète Cloé.
— Je vais préparer la suite, s’excuse Carole en partant vers la cuisine.
— Je peux t’aider ? propose Cloé.
Surprise, Carole sourit un peu béatement.
— Volontiers, ma chérie.
— On vous abandonne quelques minutes, Quentin.
Une fois qu’elles sont seules, Carole lui pose la question. Excitée comme une adolescente.
— Alors, comment tu le trouves ? chuchote-t-elle.
— Charmant.
— Je savais qu’il te plairait ! exulte Carole.
— Ouais… Dommage pour toi qu’il soit marié.
Quentin ne se fait pas prier. Il accepte de raccompagner Cloé jusqu’à sa voiture.
À cette heure-là, c’est plus prudent.
— Tu es garée loin ? demande-t-il.
— Non, dans la rue au-dessus. L’autre fois, un type m’a suivie… Un fou, sans doute. Il s’est peut-être échappé de chez toi !
— Impossible, répond Quentin. Personne ne s’échappe de là-bas. Mais les malades ne sont pas tous enfermés. Il y en a même plein les rues.
— C’est rassurant !
— Ils ne sont pas forcément dangereux, précise Quentin.
— Je t’admire de bosser là-bas, ajoute-t-elle.
— Je l’ai voulu, c’est un peu une vocation.
Cloé a du mal à le croire. Travailler dans un hôpital psychiatrique, une vocation ? Surtout dans une Unité pour malades difficiles.
Ce Quentin est étonnant. Tour à tour ténébreux et chaleureux. Accessible et mystérieux.
— N’empêche que je t’admire, répète Cloé. Ça doit être un travail difficile.
— Parfois. L’intérêt, tu vois, c’est que ces personnes ont vraiment besoin de nous. Je me sens utile. Et ça…
— C’est important, concède Cloé. Je comprends.
La Mercedes apparaît, Cloé en est presque contrariée. La compagnie de cet homme lui est agréable. Pas un soupçon de remords ne vient la titiller.
— Voilà, on y est, dit-elle en désignant sa voiture.
— Jolie caisse, sourit Quentin. Je vois qu’on est mieux payé dans la pub que dans la psychiatrie !
— Je pense qu’un psychiatre gagne plus que moi.
— Sans doute. Mais pas un simple infirmier comme moi…
— Et toi, tu es garé où ?
— Juste là, dit-il en montrant un monospace gris stationné à deux pas de la Mercedes. Bonne nuit, Cloé.
Il l’embrasse sur la joue, elle pose une main sur son épaule.
— J’ai été charmée de te connaître. Je suis heureuse pour ma petite Caro…
Il se contente d’un sourire énigmatique.
— Elle m’a dit que tu étais marié. Tu comptes quitter ta femme ?
— Je te trouve bien indiscrète, répond Quentin sans se départir de son sourire.
— Pardonne-moi. Tu as raison. C’est juste que…
— Tu t’inquiètes pour ta copine, ça se conçoit. Mais ne t’en fais pas : je ne lui ferai aucun mal.
— Tant mieux. Je peux aller me coucher rassurée !
Il la regarde monter dans sa voiture, attend qu’elle soit partie pour rejoindre la sienne.
Bertrand est allongé sur le canapé, devant la télé. Il n’est pas sorti, ce soir.
Il pense à Cloé. À ce qu’elle lui a dit, tout à l’heure, au téléphone. Ses suppliques, à peine masquées derrière un ton autoritaire. Elle est prête, apparemment.
Fruit mûr, parfait pour être dégusté.
Ce sera pour demain, ma chérie. Demain soir, le grand soir…
Laval remonte le col de son blouson.
— Je me les gèle…
Gomez règle la climatisation sur 25 °C.
— Merci. Ça me manquait de bosser avec vous, patron.
— Arrête tes conneries, tu veux ?
Laval soupire ; la journée n’a pas été facile. Il a l’impression de marcher sur des œufs. Et encore… Il est mieux placé que les autres gars, qui se sont pris de plein fouet le nouveau visage de leur chef. Toujours aussi dur, inflexible. L’humour en moins.
Terrifiant.
Le jeune lieutenant ne peut s’empêcher de songer avec empathie au prochain suspect qui passera entre les mains du commandant.
Les deux flics ne tardent pas à arriver sur les lieux, au Kremlin-Bicêtre, rue Michelet. Là où crèche Alban Nikollë, le fameux pote de Tomor Bashkim. Son bras droit, à vrai dire. Celui qui gère ses affaires dans la Petite et la Grande Couronne. Surveillé depuis quelques semaines, il ne les a pourtant pas encore conduits jusqu’à la planque de son patron.
Soudain, Alexandre se demande ce qu’il vient faire là. Pire encore : ce qu’il fait là. Dans cette bagnole, cette rue. Cette vie.
Son boulot, il paraît.
Pour se donner du courage, il se remémore les images du film. Un soir, six mois en arrière, au bord du fleuve. Le corps d’une jeune femme, passée entre les mains de Bashkim. Une qui avait tenté d’échapper à l’esclavage. Et qui avait servi d’exemple aux autres filles.
Alexandre se souvient de ce qu’il a ressenti en se penchant sur son cadavre. Du remue-ménage dans ses tripes. Il se souvient même du visage du Gamin, juste avant qu’il aille gerber dix mètres plus loin.
Bashkim, un fumier parmi d’autres. Proxénète notoire, qui se risque rarement à venir fouler le sol français puisqu’il a sur le dos un mandat d’amener international, délivré par un juge d’instruction parisien, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre, ou plutôt le massacre, d’une prostituée de 17 ans. Une fille qui ressemblait à un ange.
Alexandre gare la voiture à une cinquantaine de mètres de l’immeuble où vit Alban Nikollë. Puis il appelle les gars qui planquent dans un soum depuis le début de l’après-midi.
— Autorité… On est sur place, vous pouvez décrocher.
Alors, la longue attente commence. Gomez allume une cigarette, descend la vitre. Laval ne dit rien, se contente de remonter à nouveau le col de sa parka.
— Tu as froid, Gamin ?… Moi aussi, j’ai froid.
Si tu savais comme j’ai froid. Je gèle de l’intérieur.
— C’est bien que vous soyez revenu, murmure le lieutenant.
— Il aurait mieux valu pour vous que je ne revienne pas, prédit Alexandre.
— Pourquoi vous dites ça ? Vous nous avez manqué.
Le commandant reste impassible. Comme si aucun mot ne l’atteignait.
— Sans vous, on était un peu perdus.
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